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Un journaliste tient l'appareil photo couvert de sang appartenant à la photojournaliste palestinienne Mariam Dagga, journaliste indépendante pour l'AP tuée lors d'une frappe israélienne sur l'hôpital Nasser à Khan Yunis, dans le sud de la bande de Gaza, lors de ses funérailles le 25 août 2025.

AFP

"On est tous condamnés à mort": le dangereux travail des journalistes à Gaza

Pour informer, les journalistes palestiniens risquent leur vie au milieu des bombardements israéliens et sont parfois la cible de Tsahal. Depuis le 7-Octobre, au moins 210 journalistes gazaouis sont morts dans la bande de Gaza, selon RSF. S'ajoutent aux bombes, la famine et l'exode, quand l'absence d'électricité et la difficile connexion internet entravent leur travail.

Depuis quelques jours, Rami Abou Jamous ne va plus sur le terrain. Ce journaliste palestinien reste dans son logement à l'ouest de Gaza-ville avec sa femme et ses deux enfants, âgés de 4 et 7 ans: à tout instant, l'armée israélienne qui mène depuis la mi-août une féroce offensive dans la ville principale de l'enclave peut les intimer d'évacuer, quelques minutes avant de bombarder.

"Mon quotidien a changé depuis trois jours, depuis qu'ils ont commencé à bombarder les tours, comme celle où j'habite", nous explique le journaliste, contacté la veille du lancement de l'offensive terrestre de Tsahal à Gaza-ville. "J'ai préparé trois valises et je les ai mises en bas, ils nous donnent seulement dix minutes-un quart d'heure pour partir".

Outre sa peur de laisser derrière lui sa famille, l'homme de 47 ans n'arrive plus à tourner des reportages pour les chaînes francophones avec lesquelles il travaille habituellement. "Depuis plusieurs semaines, à cause de la famine, et du fait de mon âge, je n'ai plus la force de marcher sous le soleil, de faire des kilomètres à pied", avertit-il.

Témoins et victimes des conditions humanitaires désastreuses

Comme un demi-million de personnes selon l'ONU, Rami est confronté à la famine qui sévit dans l'enclave, soumise à un blocus humanitaire total depuis le printemps. Les prix des denrées restantes ont explosé: "les prix ont été multipliés par 8 voire par 100, la dernière fois j'ai acheté un sac de farine à 1.000 euros". Toutefois, le journaliste s'estime "chanceux par rapport aux autres". Lui et sa famille mangent un bout de pain accompagné de zaatar (un mélange d'épices, NDLR) le matin, puis un plat de lentilles le soir.

"Ça donne le sentiment d'être rassasié. Même si, l'autre jour, à force de manger des lentilles tous les jours, j'ai eu la goutte (une inflammation d’articulations à cause de dépôts de cristaux d’acide urique, NDLR), mon pied était gonflé, je ne pouvais plus marcher", se rappelle-t-il.

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Hamed Sbeata, journaliste gazaoui de 23 ans contacté par BFMTV, est quant à lui particulièrement affecté par le manque d'eau potable à Gaza. À cause d'une maladie génétique, appelée le syndrome d'Alport, il a reçu en 2020 une greffe de rein et a besoin d'eau minérale pour se maintenir en bonne santé. "L'eau ici est très polluée, c'est très nocif pour ma santé. Cela a des répercussions sur ma tension artérielle, mon rythme cardiaque et me cause de violents maux de tête", détaille-t-il, rapport médical à l'appui.

"J'ai souvent voulu arrêter de travailler, faire une pause, ne plus aller sur le terrain, mais je ne peux pas. C'est ma passion, puis le coût de la vie est très élevé ici donc il est essentiel que je travaille pour subvenir aux besoins de ma famille", assure Hamed. "Malgré le danger et la peur des bombardements".

"Pour nous faire taire, ils nous tuent"

En riposte à l'attaque du 7-Octobre, l'armée israélienne bombarde la bande de Gaza depuis près de deux ans et a encore intensifié son offensive dans l'objectif affiché d'éliminer le Hamas. Au moins 64.964 personnes sont mortes dans l'enclave palestinienne, selon le ministère de la Santé du territoire.

Plus de 210 journalistes ont été tués, d'après le dernier bilan de Reporters sans frontières. Il est avéré que 56 d'entre eux ont été tués dans le cadre de leur fonction. Un travail de terrain qui ne peut être mené que par les journalistes palestiniens, Israël empêchant l'entrée de la totalité de la presse internationale.

"Le bilan est sans précédent. C'est actuellement le pays le plus dangereux pour les journalistes. En cet espace de temps et dans un territoire aussi petit, on n'a jamais vu ces chiffres-là", étaye Jonathan Dagher, responsable du bureau Moyen-Orient de RSF, contacté par BFMTV.

Le 25 août dernier, cinq journalistes, dont trois collaboraient avec Al Jazeera, Reuters et AP, ont été tués dans une frappe israélienne sur l'hôpital Nasser de Khan Younès, au sud de la bande de Gaza. Reuters a indiqué qu'au moment de la première frappe, son collaborateur était en train de diffuser de l'hôpital un flux vidéo en direct, qui a été coupé brusquement.

Le corps de l'un des cinq journalistes tués lors d'une frappe israélienne sur l'hôpital Nasser est transporté à Khan Yunis, dans le sud de la bande de Gaza, le 25 août 2025.
Le corps de l'un des cinq journalistes tués lors d'une frappe israélienne sur l'hôpital Nasser est transporté à Khan Yunis, dans le sud de la bande de Gaza, le 25 août 2025. © AFP

Deux semaines plus tôt, six autres reporters ont été tués dans une frappe israélienne, dont le correspondant de la chaîne qatarie Al Jazeera, Anas al-Sharif "qui était visé", selon RSF.

"Notre travail est plus difficile que jamais. Nous avons perdu des collègues, et chaque jour, nous en perdons davantage. Nous ne savons pas qui sera le prochain. Nous travaillons sur le terrain, effrayés, car nous sommes exposés aux bombardements et aux attaques", rapporte Hamed. Le journaliste, qui a travaillé pour la chaîne américaine Sky News, France TV ou TF1, estime avoir déjà échappé "miraculeusement à la mort".

Les gilets pare-balles ou les casques, marqués du sigle presse, "transforment les journalistes en cibles", remarque Jonathan Dagher de RSF. Les reporters sortent donc sans protection. Et les Palestiniens craignent leur contact. "Les gens ne veulent pas trop se rapprocher des journalistes, ils ne veulent pas avoir leur tente à côté de celle d'un journaliste par exemple, car ils craignent d'être visés", relate le membre de l'organisation.

Cette méfiance, Rami l'a vécue. Prenant toujours la même rue, à pied, pour se rendre à son bureau à Gaza-ville, un résident l'a interrogé un jour sur sa profession. "Il m'a dit en rigolant 'la prochaine fois tu ne passeras plus pas par ici parce que vous êtes menacés'", raconte-t-il. "Depuis, je ne suis pas repassé par ce chemin, je ne veux pas lui faire peur".

"Nous, les journalistes, en général, on est tous condamnés à mort. Ils ne veulent pas avoir de témoins de leurs crimes", abonde le reporter. "Pour nous faire taire, ils nous tuent".

Des exodes à répétition

Les journalistes sont également soumis au déplacement de population. Rami a quitté une première fois Gaza-ville en novembre 2023 lorsque son quartier a été encerclé par les forces israéliennes.

"L'armée nous a dit d'évacuer, de sortir avec des drapeaux blancs d'un endroit précis. Ce qu'on a fait, mais ils nous ont tiré dessus, un de nos voisins a été tué", se rappelle le père de famille. Il a alors rejoint Rafah, dans le sud de l'enclave avant de rechanger deux fois d'emplacement, puis de rejoindre Gaza-ville lors du dernier cessez-le-feu l'hiver dernier. Une ville que l'armée israélienne a de nouveau appelé à évacuer face au lancement de son offensive majeure.

"Comme moi, des personnes ne veulent pas encore se déplacer vers le sud. Certains n'ont pas les moyens d'y aller car cela coûte de l'argent, puis, il n'y a plus de place au sud", assure-t-il.

Après de longs jours d'incertitude, sentant les bombardements se rapprocher, Hamed et sa famille ont quant à eux migré. C'est la sixième fois depuis le 7 Octobre. Non sans mal, ils ont trouvé une place dans un camp de réfugiés au sud. Sur des images qu'il nous a transmis, on aperçoit une tente blanche, des affaires entassées à la hâte à côté, puis un réchaud bricolé avec un vieux bout d'étendoir et un baril rouillé. Bien loin "de la belle maison" de son quartier Al-Shuja'iyya qui a été "rayé de la carte".

Le journaliste Hamed Sbeata témoigne de ses conditions de vie à Gaza.
Le journaliste Hamed Sbeata témoigne de ses conditions de vie à Gaza. © Hamed Sbeata

Malgré les conditions, Hamed continue de filmer les files embouteillées de camion et voitures des gazaouis en exode vers le sud. Certains se déplacent en charrette faute de moyens. "Pour trouver un litre d'essence, il faut payer plus de 100 dollars", souligne le jeune reporter. Dans l'exercice de leur fonction, les journalistes doivent ainsi privilégier la marche ou le déplacement en charrette. Une entrave à leur travail parmi d'autres.

"Un blocus médiatique" "inédit"

Depuis le 7-Octobre, la bande de Gaza est privée d'électricité. "Il faut passer soit par des groupes électrogènes soit par des panneaux solaires. C'est un vrai problème pour recharger les téléphones, les ordinateurs portables, les caméras", affirme Rami. La connexion internet se fait également rare dans l'enclave.

"À cause des destructions, la communication a en général été coupée sauf que la majorité de notre travail se fait par internet. Pour envoyer des rushs (extraits de tournage, NDLR), faire des directs, il faut internet", ajoute le journaliste. "Il y a beaucoup de black-out".

Pour contourner ces problèmes de communications, certains journalistes, comme Hamed, utilisent des puces virtuelles, des cartes SIM dématérialisées "pour tenter de continuer à travailler et de communiquer avec le monde".

"C'est très difficile pour les journalistes à Gaza d'aller vers des sources ou de communiquer avec des rédactions à l'extérieur", remarque Jonathan Dagher, responsable du bureau Moyen-Orient de RSF. D'autant plus que les rédactions étrangères n'ont pas le droit d'accéder à l'enclave palestinienne, empêchées par Israël.

RSF, qui a déposé quatre plaintes auprès de la Cour pénale internationale, dénonce "un blocus médiatique", "inédit" et pointe du doigt "la diffamation" dont sont victimes les journalistes palestiniens. Israël les accuse d'être des soutiens du Hamas.

"Ils sont souvent accusés, avant ou après leur mort, d'être des terroristes, alors que pour beaucoup, ils résistaient à l'oppression menée par le Hamas avant le début de la guerre", dénonce Jonathan Dagher. "Cela vise à remettre en question leur intégrité et donc l'information qu'ils couvrent".

"Quand on voit les images atroces qui sortent de la bande de Gaza, on peut voir clairement pourquoi l'armée israélienne a intérêt à museler la presse", songe-t-il.

Juliette Brossault