Ukraine: que sont les bombes au phosphore, cette arme incendiaire que les Russes sont accusés d'avoir utilisé?

Dans le ciel, leur sinistre arrivée est signalée par une multitude de colonnes lumineuses, qui retombent vers le sol à la manière d'un feu d'artifice. Les bombes au phosphore blanc, dont la combustion peut atteindre 1300 degrés, sont utilisées dans les conflits à diverses fins stratégiques, et peuvent engendrer d'importantes brûlures aux personnes se trouvant sous leurs retombées.
Mardi, le maire d'Irpin, Oleksandr Markouchine, a accusé les troupes russes d'avoir eu recours à ce type d'armes sur sa commune située dans la banlieue de Kiev. Pour appuyer son propos, il a fourni plusieurs photos, sur lesquelles la nuée si caractéristique causée par ces bombes apparaît clairement.
Si ces accusations se confirment, elles marqueront le franchissement d'une nouvelle étape dans l'offensive que mène actuellement la Russie sur l'Ukraine.
Des brûlures "extrêmement graves et d'aspect assez abominables"
L'origine de ces armes remonterait au 19e siècle, avec leur emploi par des nationalistes irlandais. Elles ont ensuite commencé à se répandre dans les armées occidentales à partir de la Première Guerre mondiale. Depuis, elles ont été utilisées à de multiples reprises, par les Russes lors des deux Guerres de Tchétchénie ou par les Américains à Falloujah, en Irak, en 2004.
Elles reposent sur le phosphore blanc, un élément chimique pyrophorique, c'est-à-dire qui s'enflamme au contact de l'air.
"Ces armes ont une capacité de terrorisation assez importante. Le phosphore, au contact de l'air, s'élève à une température très élevée et provoque des incendies. Quand des civils sont à proximité, cela engendre des brûlures extrêmement graves et d'aspect assez abominables", détaille sur BFMTV Olivier Lepick, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique.
Pour le chercheur, ces "munitions incendiaires" peuvent également posséder un objectif stratégique, pour "provoquer des fumées afin de masquer des opérations". Mais également afin d'illuminer le champ de bataille, à l'aide de l'importante charge lumineuse dégagée, comme l'indique Patrick Sauce, éditorialiste politique internationale de BFMTV.
Utilisation par les Russes en Ukraine?
Le maire d'Irpin est formel, ce sont bien des bombes au phosphore qu'ont utilisé les Russes sur sa commune. "Cela fait peur, mais nous voyons que la Russie franchit tous les interdits, toutes les limites possibles et impossibles. Je ne suis pas étonné qu'ils utilisent des armes au phosphore", déclare-t-il.

Michel Goya, consultant défense de BFMTV, a analysé les images transmises par le maire. Selon lui, "quand il y a autant de phosphore, c'est qu'on a l'intention de brûler quelque chose, brûler des gens", juge-t-il.
Pour Patrick Sauce, ces armes "font partie de l'arsenal russe", à l'image de nombreuses autres armées dans le monde. "On arrive à un point où les Russes se disent: on a essayé d'aller au sol, ça n'a pas marché. On a essayé avec les bombes, ça n'a pas marché. Alors on envoie des obus pour perforer les bâtiments puis du phosphore dedans pour brûler ce qu'il y a à l'intérieur'', explique-t-il.
Les forces russes auraient également bombardé au phosphore la ville d'Izioum, au sud de Kharkiv, comme l'a affirmé l'ambassadeur d'Ukraine en France. Les autorités locales enquêtent actuellement pour déterminer la véracité de ces informations.
Olivier Lepick met cependant en garde. "À ce stade, il faut rester extrêmement prudent. Il est beaucoup trop tôt pour conclure. Même si ces armes ont des caractéristiques très précises, qui permettent de les identifier".
Un crime de guerre?
Mais que dit le droit international concernant leur utilisation? Si leur usage par les forces russes sur Irpin et Izioum venait à se confirmer, cela constituerait-il un crime de guerre?
"Ces armes se situent dans une zone un peu floue dans le droit de la guerre. (...) Une convention des Nations unies réprouve leur utilisation dans des zones fortement peuplées par des civils, mais ce ne sont pas des armes chimiques, ni interdites par le droit de la guerre", déclare Olivier Lepick.
Les armes incendiaires, auxquelles sont rattachées les bombes au phosphore, sont en effet encadrées par le Protocole III de la Convention sur certaines armes classiques. Le texte indique qu'il "est interdit en toutes circonstances de faire d'un objectif militaire situé à l'intérieur d'une concentration de civils l'objet d'une attaque au moyen d'armes incendiaires lancées par aéronef".
Par "concentration de civils", le Protocole entend "une concentration de civils, qu'elle soit permanente ou temporaire, telle qu'il en existe dans les parties habitées des villes ou dans les bourgs ou des villages habités".
L'utilisation par l'armée russe des bombes au phosphore sur Irpin, une ville de 62.000 habitants, peut ainsi s'apparenter à une attaque interdite par le droit de la guerre, d'autant que sous les faisceaux lumineux, on peut apercevoir des immeubles d'habitation, comme le témoignent les photos transmises par le maire Oleksandr Markouchine.
La crainte de l'escalade
Mais là encore, la prudence est de mise. Le Protocole III interdit de faire des civils "l'objet d'une attaque au moyen d'armes incendiaires", mais n'interdit pas l'utilisation de ces armes en zone civile pour répondre à des objectifs stratégiques, comme l'illumination d'un périmètre.
"Les Russes rentrent dans les interlignes. L'interdiction concerne l'utilisation contre les civils. Mais on va entendre les Russes, s'ils confirment qu'ils ont utilisé du phosphore, dire que c'était contre des nationalistes, des ennemis. Du reste, à Irpin, il restait entre 2000 à 3000 habitants il y a une semaine. Donc ils vont arguer qu'il n'y avait plus que des combattants à l'intérieur", analyse Patrick Sauce. "Le diable se cache dans les détails", conclut-il.
Pour les observateurs, le plus inquiétant réside dans l'escalade que constitue l'utilisation du phosphore. "Je ne serai pas étonné qu'ils utilisent ensuite l'arme nucléaire contre l'Ukraine", déclare, fataliste, le maire d'Irpin.