Guerre en Ukraine: après le naufrage du Moskva, quelle réaction peut-on attendre de Moscou?

Le président russe Vladimir Poutine, le 30 mars 2022 à Moscou - Mikhail Klimentyev © 2019 AFP
Un tournant dans le conflit? Ce jeudi, alors que l'invasion de l'Ukraine par les forces armées russes avait débuté depuis cinquante jours, le croiseur Moskva, vaisseau-amiral russe en mer Noire, a coulé après voir été touché par un missile ukrainien selon Kiev, à la suite d'un incendie accidentel, d'après Moscou.
Quelles que soient les circonstances du naufrage, il s'agit pour la Russie de l'un de ses plus gros revers militaires et d'un affront majeur. "C’est particulièrement humiliant, c’est un très grand bâtiment, emblématique. C’est humiliant pour la marine russe même si elle joue un rôle marginal, avec un blocus maritime et quelques missiles sur Odessa, ce n’est pas flatteur", confirme, auprès de BFMTV.com le général Jérôme Pellistrandi, rédacteur en chef de la revue Défense Nationale et spécialiste de la stratégie militaire.
"Les Russes sont capables de passer à l'acte"
Du côté des médias russes, et malgré la thèse insistante de l'accident, on ne décolère pas, au risque de sortir des clous de la communication officielle. Sur la chaîne Rossiya-1, réputée proche du pouvoir et de Vladimir Poutine, plusieurs journalistes réunis lors d'une émission évoquent les possibles réponses au naufrage. "L’opération militaire spéciale a pris fin la nuit dernière quand notre patrie a été touchée, c'est une cause absolue de guerre", lance l'un d'entre eux, tandis que la présentatrice, qui évoque une "troisième guerre mondiale", appelle en représailles à "bombarder et détruire Kiev" et "faire en sorte qu'aucun leader" ne puisse venir visiter la capitale ukrainienne.
Dans les faits et sur le terrain, l'incertitude demeure quant aux réponses du Kremlin à la suite de cet affront. "C’est très difficile de dire quelles sont les intentions du Kremlin, il y a les menaces et intimidations permanentes, et en même temps on a vu qu’ils étaient capables de passer à l’acte", analyse sur notre antenne Sylvie Bermann, ancienne ambassadrice de France en Russie.
Sans qu'un lien ne puisse être réellement établi avec l'attaque du Moskva, l'armée russe a repris les bombardements dans la zone de Kiev ces dernières heures, quelques semaines seulement après que les soldats du Kremlin ont été redéployés vers l'est et le Donbass. La nuit dernière, une usine de missiles de la même région, où sont produits les missiles Neptune, responsables du naufrage, a également été touchée par une frappe russe.
"Le nombre et l'ampleur des frappes de missiles sur des sites de Kiev vont augmenter en réplique à toutes les attaques de type terroriste et aux sabotages menés en territoire russe", a de fait prévenu le ministère russe de la Défense. Ces "attaques" et "sabotages" en territoire russe vont donc avoir un rôle crucial dans les jours à venir.
"Ce qui est inquiétant, ce sont ces frappes sur des villages russes. On ne sait pas vraiment ce qui s'est passé, mais d'autres actions pourraient rassembler l'opinion public. Militairement, il pourrait y avoir une mobilisation des réservistes et une escalade. Le jour où il y aura des victimes civiles russes, ce sera du pain béni pour Vladimir Poutine", commente encore Jérôme Pellistrandi auprès de BFMTV.com.
Jeudi, la Russie avait accusé l'Ukraine d'avoir bombardé deux villages russes frontaliers, dont un avec des hélicoptères, et d'avoir fait huit blessés, des affirmations pour l'heure invérifiables.
Une escalade nucléaire est-elle possible?
Touché dans son orgueil, Vladimir Poutine va-t-il faire le choix de l'escalade? C'est l'avis du directeur de la CIA, William Burns, qui lors d'une prise de parole ce jeudi a livré une prémonition pessimiste. "Il est possible que le président Poutine et les dirigeants russes sombrent dans le désespoir, compte tenu des revers qu'ils ont subi jusqu'ici d'un point de vue militaire. Aucun d’entre nous ne peut prendre à la légère la menace que représente un recours potentiel aux armes nucléaires tactiques."
Une arme nucléaire tactique, plus petite en charge explosive que l'arme nucléaire stratégique, est en théorie destinée au champ de bataille et transportée par un vecteur ayant une portée inférieure à 5500 km. "À titre d'exemple, cela aurait pour équivalent l'explosion de Beyrouth" en août 2020, avance le général Pellistrandi.
La doctrine russe est sujette à débat. Certains experts et responsables militaires, en particulier à Washington, affirment que Moscou a abandonné la doctrine soviétique de ne pas utiliser l'arme suprême en premier. Moscou aurait désormais dans ses options la théorie de "l'escalade pour désescalader": utiliser l'arme dans des proportions limitées pour forcer l'Otan à reculer.
"Cela fait partie de l'envisageable, mais ce serait une vraie rupture entre la Russie et le monde occidental. Mais Moscou doit aller jusqu'au bout, ce n'est pas impossible", nous martèle Jérôme Pellistrandi. "L'arme chimique ne changerait pas la face de la guerre. Une arme tactique nucléaire qui raserait une ville ukrainienne, oui. C'est improbable, mais pas impossible. Et là, ce serait 70 ans de théorie de dissuasion nucléaire qui s'effondrent", ajoute, à l'AFP, Mathieu Boulègue, du centre de réflexion britannique Chatham House.
Le temps joue contre Poutine
Quel que soit le chemin emprunté par Moscou, les événements pourraient s'intensifier de manière assez rapide. Pour Vladimir Poutine, qui souhaitait au départ une guerre rapide avec la chute de Kiev au bout de quelques jours seulement, un enlisement du conflit n'est pas une option. D'autant que le 9-Mai, date hautement symbolique puisque synonyme de Jour de la victoire en Russie, se profile.
Ce jour-là, le Kremlin a l'habitude de faire défiler ses forces armées, un événement inenvisageable cette année sans une ou plusieurs victoires militaires significatives. "Il est obligatoire qu’il ait des succès. Il est impossible de faire un tel défilé avec un simple statu quo", précisait à ce sujet Patrick Sauce, éditorialiste politique internationale, à l'antenne de BFMTV.
Seulement, alors que la bataille du Donbass doit se mettre en place, que les soldats russes sont transférés sur cette ligne de front, tandis que la population locale déserte les lieux, une victoire russe est loin d'être écrite. D'autant que la fin de la domination russe en mer Noire, avec le naufrage du Moskva, a eu pour conséquence un recul de 80 milles marins du reste de la flotte russe.
Sur le terrain, au fil des jours, l'armée ukrainienne, secondée par une résistance de tous les jours de la population locale, a multiplié les succès et libéré plusieurs zones envahies par l'occupant russe. Des victoires qui ont donné un regain de moral aux Ukrainiens, à l'inverse des soldats russes, démoralisés par des combats qui n'en finissent pas.