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Climat

"On fera tout pour perdurer": les fromages AOP menacés par le changement climatique

Des fromages d'Abondance, à Châtel, en Haute-Savoie, le 20 août 2013.

Des fromages d'Abondance, à Châtel, en Haute-Savoie, le 20 août 2013. - Photo par WITT PIERRE / HEMIS.FR / hemis.fr / Hemis via AFP

Ces dernières années, les demandes de dérogations ponctuelles au cahier des charges des appellations d'origine protégée se sont multipliées. Face à la hausse des températures et aux sécheresses, les agriculteurs tentent de s'adapter.

Saint-Nectaire, Reblochon, Laguiole, Munster... La France peut s'enorgueillir de détenir 46 fromages bénéficiant d'une appellation d'origine protégée (AOP). Reconnaissables grâce au célèbre logo jaune et rouge, ils témoignent de la richesse d'un territoire et d'un savoir-faire reconnu. L'AOP garantit que, de la production du lait à l'affinage, une aire géographique et un cahier des charges sont respectés.

Mais ce dernier est de plus en plus difficile à honorer. "Les agriculteurs sont à l'avant-poste des modifications du climat", affirme Joël Vindret, directeur du Syndicat interprofessionnel du fromage Abondance (Sifa).

À l'aune du dérèglement climatique, "ils sont affectés de deux manières: la hausse des températures et la fréquence plus forte des aléas climatiques comme les canicules ou les périodes de pluie intense", explique-t-il.

Conséquence: les producteurs sont parfois contraints de demander des révisions temporaires de leur cahier des charges, pourtant très stricts en AOP. Pour la production d'Abondance des modifications ont été accordées en 2018 et 2022, "alors que la dernière avant remontait à 2003", souligne Joël Vindret.

Des règles très strictes

Pourtant, ces dérogations ne sont pas accordées à la légère par l'Inao (l'institut national de l'origine et de la qualité), qui assure la protection des AOP. Le dispositif nécessite des démarches administratives importantes et, surtout, des changements trop notables ou trop durables pourraient avoir des conséquences sur le fromage tel qu'on le connaît aujourd'hui.

Mais la sécheresse passe par là et change les paradigmes. Ainsi, la plupart des demandes portent sur une réduction du nombre de jours de pâturage ou sur un accès à des fourrages, pour nourrir les animaux, hors de la zone d'appellation.

Dans les Vosges, l'AOP du Munster exige qu'au moins 95% du fourrage destiné aux troupeaux soit produit dans la zone de l'AOP et 70% par la ferme. Pour la première fois, en 2022, un arrêté a assoupli ces règles. En raison de la sécheresse dans la région, les éleveurs ont pu importer du foin de plus loin.

Pour garantir des produits de haute qualité, les AOP imposent également que les animaux se nourrissent d'herbe pâturée à l'été, c'est-à-dire directement broutée à l'extérieur. Pour des fromages comme le Munster, l'Abondance ou encore le Reblochon, ils doivent rester au minimum 150 jours par an au pâturage. Pour le Salers, une alimentation exclusivement à l'herbe pâturée est même nécessaire.

Mais quand il fait trop chaud, l'herbe ne pousse plus et les vaches ont besoin d'ombre. "Il faut trouver à manger pour les vaches l'été à l'étable alors qu'avant elles pâturaient et ça oblige parfois à acheter de l'alimentation, surtout du foin, car on n'est plus autosuffisant", explique Joël Vindret. Certaines années donc, le nombre de jours exigés au pâturage a été abaissé. En 2022, pour l'Abondance, il est passé de 150 à 120.

Dans certaines appellations, la crainte d'un manque de fourrage pour passer l'hiver, entamé donc à l'été, conduit à également demander une adaptation temporaire du cahier des charges pour continuer à bénéficier du précieux label, notamment pour permettre aux éleveurs de s'approvisionner en aliments provenant d'une zone hors AOP.

Des fromages AOP Salers, dans le Puy-de-Dôme, le 2 février 2021.
Des fromages AOP Salers, dans le Puy-de-Dôme, le 2 février 2021. © Photo par GUY CHRISTIAN / HEMIS.FR / hemis.fr / Hemis via AFP

Sans dérogation, certains agriculteurs auraient pu être contraints de vendre des animaux par manque de fourrage suffisant ou de perdre l'appellation en raison d'un non-respect du cahier des charges exigé.

Baisse de production en raison de la chaleur

Avec la hausse des températures liée au changement climatique, "on sort les vaches plus tôt au printemps et on les rentre moins tôt à l'automne", explique Joël Vindret, qui concède que cela peut être parfois positif. "Mais en plein été, on a un creux dans la production d'herbe, surtout s'il y a une canicule", ajoute-t-il.

"Il fait tellement chaud que l'herbe ne pousse plus, il faut rentrer les vaches à l'étable, ça bouleverse complètement la logistique", déplore ce producteur.

"En été, s'il faut leur apporter à manger, c'est une charge supplémentaire en temps, en charge mentale et en stress", raconte-t-il.

Le Ceraq (Centre de ressources pour l’agriculture de qualité et de montagne) a constaté qu'entre 1900 et 2022, la température moyenne annuelle a augmenté de 2,6°C en Savoie et Haute-Savoie.

Conséquence, en montagne, on anticipe une pousse de l'herbe de plus en plus compliquée l’été, un impact sur la qualité et la quantité de fourrages disponibles, des difficultés d'accès à l'eau ou encore un stress thermique plus fort pour les animaux.

Une étude publiée le 4 juillet dans la revue scientifique Science Advances a montré que la chaleur pouvait réduire la production de lait des vaches: jusqu'à -10% lorsque la température au thermomètre mouillé dépasse les 26°C. Et les effets d'une journée caniculaire sur les bovins peuvent se faire ressentir jusqu'à dix jours plus tard. Parfois, une baisse de production à l'été peut être compensée à l'automne mais c'est loin d'être automatique, ce qui peut impacter le revenu des agriculteurs.

Le syndicat interprofessionnel du Mont d'Or (Simo) ne peut que le constater: les 6.000 tonnes produites en 2021-2022 ne seront probablement plus jamais atteignables. Le changement climatique a entraîné une baisse de 10% de la production de lait en 2022-2023 et en 2023-2024.

Un éleveur fromager d'AOP Reblochon à La Clusaz, en Haute-Savoie, le 27 juillet 2022.
Un éleveur fromager d'AOP Reblochon à La Clusaz, en Haute-Savoie, le 27 juillet 2022. © Photo par JUSTINE BONNERY / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Comme l'explique Hubert Dubien, président du Cnaol (Conseil National des Appellations d'Origine Laitière) et producteur de Fourme de Montbrison, la chaleur n'a pas directement d'impact sur la qualité du lait mais sur sa richesse. "Pour faire un kilo de fromage, on va utiliser un peu plus de lait que d'ordinaire", illustre-t-il.

"Quand il fait trop chaud, les vachent mangent moins et elles boivent davantage", explique-t-il.

Joël Vindret pointe une autre conséquence des fortes chaleurs sur son métier: "plus il fait chaud, moins on a envie de fromage".

Le fromage va-t-il changer de goût?

"Pour valider les modifications des cahiers des charges, l'Inao demande que les demandes soient justifiées par des éléments concrets. Il évalue aussi l'impact sur la qualité et la typicité du produit", explique auprès de l'UFC-Que Choisir Carole Ly, directrice par intérim de l'Inao.

Une dérogation "est un dispositif d'urgence mais ce n'est pas une porte ouverte à tout", ajoute Joël Vindret, qui raconte, par exemple, que les producteurs d'Abondance refusent de donner des aliments fermentés aux bovins "car ça modifie le goût du fromage".

Là réside toute la difficulté des AOP face au changement climatique. Selon une étude menée par l'Inrae (Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement), la composition et surtout le goût des fromages risquent de changer en raison des modifications du climat.

"Les résultats montrent que plus les vaches mangent d'herbe, plus les laits et les fromages sont riches en acides gras oméga 3, favorables à la santé humaine", écrit ainsi l'Inrae.

En outre, "quand les vaches se nourrissent d’herbe au pâturage les fromages sont plus fondants, plus jaunes et plus aromatiques, tandis que lorsqu'elles mangent peu ou pas d’herbe les fromages sont plus blancs, plus fermes et ont des goûts moins prononcés", apprend-on.

Pourquoi les fromages ont-ils aussi des saisons?
Pourquoi les fromages ont-ils aussi des saisons?
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Les scientifiques affirment que "dans les systèmes à base de maïs dont la culture tend à se développer dans les zones de moyenne montagne, la qualité du fromage est fortement détériorée par la suppression de l'herbe pâturée qui pourrait résulter d’une sécheresse".

Aussi, lors d'un été chaud, boire beaucoup ou boire une eau venue d'ailleurs en raison d'un manque local peut également modifier les caractéristiques typiques du fromage et donc son goût très contrôlé. De la même manière, quand vous êtes sur un sol particulier, vous avez une végétation particulière qui va donner un certain goût au lait et donc au fromage.

Hubert Dubien tempère toutefois: "les fromages ont des saisons, ils n'ont donc pas forcément toujours le même goût car les animaux ne mangent pas toujours le même fourrage". "C'est l'art du fromager, ça a toujours été le cas", soutient le producteur de Fourme de Montbrison.

Les chèvres de la ferme du Mas Rolland, produisant du fromage AOP Pelardon, à Montesquieu, le 12 février 2018.
Les chèvres de la ferme du Mas Rolland, produisant du fromage AOP Pelardon, à Montesquieu, le 12 février 2018. © YANN CASTANIER / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Des adaptations parfois coûteuses

Les agriculteurs cherchent donc à s'adapter. Ils se penchent notamment sur de nouvelles espèces de plantes, plus résistantes à la chaleur et à la sécheresse, pour rester dans ce fameux cahier des charges de l'AOP. On parle par exemple de la luzerne, du sorgho ou encore de la chicorée pour nourrir les animaux directement dans la zone de l'AOP et en extérieur, comme exigé. Toutefois, là encore, il faut s'assurer que cela n'ait pas de conséquences majeures sur la composition du lait.

On mise alors sur l'adaptation du pâturage. "C'est une ressource formidable à optimiser pour qu'on ne la gaspille pas", commente Joël Vindret, qui cite par exemple l'idée de faire des rotations plus fréquentes pour éviter que les vaches ne piétinent trop l'herbe.

"Ce qui résiste le plus à la sécheresse, ce sont les prairies diversifiées", assure Hubert Dubien, estimant en revanche qu'il ne peut y avoir de "changement fondamental". "Il faut rester dans le type de fourrage de la zone", indique-t-il.

Hubert Dubien estime que l'un des principaux leviers d'adaptation est de stocker des fourrages et également de se fournir vers d'autres agriculteurs de la zone, qui ne sont pas forcément des producteurs de lait. "Ce sont des choses auxquelles on n'était pas habitués, par exemple le fait de stocker pour l'année suivante", explique-t-il, estimant qu'"avant, on réagissait trop tard". Mais encore faut-il avoir les capacités de stockage du foin au sec.

En effet, de telles adaptations viennent s'ajouter à la charge mentale et financière des agriculteurs. "Ça nécessite des changements dans les étables avec de l'isolation, de la ventilation, des zones d'ombre, du stockage...", liste ainsi Joël Vindret.

Une production de Salers AOP, dans le Cantal, le 6 septembre 2016.
Une production de Salers AOP, dans le Cantal, le 6 septembre 2016. © WITT PIERRE / HEMIS.FR / hemis.fr / Hemis via AFP

Et la problématique ne touche pas uniquement les producteurs de lait mais également les affineurs. En ce qui concerne le fromage d'Abondance, celui-ci doit être affiné au minimum 100 jours sur du bois d'épicéa et, surtout, à une température comprise entre 10 et 13°C et une hygrométrie minimum de 90%. "S'il fait trop chaud, c'est difficile à tenir, les meules peuvent être plus sèches", explique Joël Vindret. Par conséquent, les professionnels peuvent être contraints d'adapter leurs caves pour les garder au frais le plus possible.

Faut-il modifier complètement les critères des AOP?

Hubert Dubien l'assure toutefois: "les AOP auront leur place dans le futur", mais les modifications temporaires des règles ne sont pas une solution. S'il conçoit qu'elles l'ont "sauvé", il estime aussi qu'elles apportaient "du discrédit à l'appellation". Le président du Conseil national des appellations d'origine laitière affirme à cet égard qu'il n'y a pas eu, pour l'heure, de modifications accordées cette année. "Les agriculteurs ont déjà appris à s'adapter", réagit-il.

Chez les producteurs de lait et de fromages AOP, il y a une véritable volonté de ne pas dénaturer le terroir. "Il faudra faire des petits aménagements tout en gardant notre philosophie de qualité, sans grosse révolution", explique ainsi Joël Vindret, qui estime qu'"on ne peut pas se permettre de faire n'importe quoi vis-à-vis des consommateurs".

"Pour la Fourme de Montbrison, la sécheresse, on connaît ça déjà depuis quelques années, ce n'est pas simple mais on y arrive", assure Hubert Dubien avec optimisme.

Après les nombreuses demandes de dérogations aux cahiers de charges de ces dernières années, des travaux ont été lancés pour adapter la production à ce climat changeant. La solution: privilégier la qualité à la quantité.

Ainsi, près de la moitié des cahiers des charges d'AOP fromagères sont en cours de changement. Pas pour les alléger mais, au contraire, pour les enrichir. L'objectif: "répondre aux questionnements des consommateurs sur la durabilité, le respect de l'environnement, le social etc.", détaille Hubert Dubien.

À titre d'illustration, pour la saison 2025-2026, l'AOP Mont d'Or prévoit notamment un minimum d'1,3 hectare d'herbe par vache (contre 1 hectare auparavant), un plafond de 50 vaches par travailleur ou encore la limitation des engrais azotés, très polluants, sur les prairies.

"Il faut gérer ça collectivement pour la qualité et être accompagné par des scientifiques", conclut Joël Vindret. "On est complètement mobilisé, on fera tout pour perdurer", ajoute Hubert Dubien.

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Salomé Robles