Le Voyage de Marcel Grob et Heimat: comment vivre avec le passé nazi d'un membre de sa famille

Le Voyage de Marcel Grob de Philippe Collin et Sébastien Goethals - Futuropolis
Philippe Collin et Nora Krug ne se connaissent pas. Le premier est un journaliste de France Inter. La deuxième est une dessinatrice allemande qui collabore régulièrement au Washington Post. Sans se concerter, ils ont publié en octobre à une semaine d’écart deux livres à succès, Le Voyage de Marcel Grob et Heimat, où ils évoquent le douloureux travail de réconciliation avec un passé familial trouble lié à la Seconde Guerre mondiale.
Dans Le Voyage de Marcel Grob, qui a détrôné sur le site de la Fnac L’Arabe du futur 4 de Riad Sattouf, Philippe Collin raconte avec la complicité du dessinateur Sébastien Goethals l’histoire des "malgré-nous" et de son grand-oncle alsacien enrôlé de force à l’âge de 17 ans dans la Waffen SS et participant au massacre du village italien de Marzabotto où sont morts entre 770 à 1.830 personnes en septembre 1944. Le récit prend la forme d’un interrogatoire entre le personnage titre et un juge auquel le lecteur s’identifie en commençant le récit avant de s’en distancier.
Culpabilité des générations passées
Dans Heimat, qui se présente comme un journal intime, Nora Krug plonge également dans son histoire familiale pour se réconcilier avec l’histoire de son pays et découvre au fil de ses recherches que son grand-père a adhéré en 1933 au parti nazi. Ces deux livres, qui oscillent sans cesse entre le passé et le présent, témoignent bien de la difficulté de parler aujourd’hui encore de la Seconde Guerre mondiale sans évoquer la manière dont elle continue d’affecter notre société, comme si la culpabilité des générations passées ne pouvaient s’effacer.

Pour représenter la difficulté de se souvenir de ce douloureux passé, le dessin est une précieuse aide. Si les séquences contemporaines de Marcel Grob sont représentées dans un style très réaliste, le voyage du héros est dessiné dans un style proche des BD des années 1940. Un pied de nez aux représentations souvent très réalistes de la Seconde Guerre mondiale: "On a voulu inverser. Les souvenirs de Marcel ont donc des contours flous et sont en noir et blanc", explique Philippe Collin.
"L’Histoire existe aussi aujourd’hui"
Même son de cloche chez Nora Krug qui mêle photos, texte et illustrations d’inspiration médiévale: "A chaque fois que les souvenirs de la guerre sont transmis de génération en génération, ils changent. Les souvenirs, ce sont des sonorités, des odeurs… Je voulais transmettre cette impression fragmentaire dans les images." Ces mises en scène visent à montrer comment cette période sombre de l’Histoire ne cesse de hanter le présent. "Je l’ai ressenti d’autant plus que j’ai habité à l’étranger", raconte Nora Krug. "Le passé était encore plus présent hors d’Allemagne - c’est à New York que j’ai été pour la première fois confrontée au passé d’une manière très personnelle."
Conçu comme un devoir de mémoire pour apaiser ses relations avec un grand-oncle aujourd'hui disparu, Le Voyage de Marcel Grob est aussi un lieu de mémoire pour les descendants des "Malgré-nous", afin qu’ils puissent comprendre le parcours de leurs ancêtres et notre place dans l’Histoire. "Nous sommes qui nous sommes à cause de ce qui nous a précédés", ajoute Nora Krug. "Pour cette raison, nous avons une responsabilité. Nous portons l’Histoire en nous. L’Histoire existe aussi aujourd’hui."
Nora Krug comme Philippe Collin vivent avec la culpabilité de leurs parents et grands-parents qui ont vécu le conflit, mais en parlaient peu: "Ils ont voulu oublier pour revivre et reconstruire", commente le journaliste dont les parents se sont emparés contre toute attente du livre: "Ça doit répondre à des silences, à des refoulements". En Allemagne, raconte Nora Krug, l’enseignement de la guerre se déroule "d’une manière très abstraite, sans jamais parler de nos familles, de nos villes": "Nous connaissons les faits, mais jamais nous ne nous interrogeons sur nos grands-parents."
Oublier pour revivre
Heimat est une manière de compléter cet enseignement, d’en finir avec la honte du passé et de retrouver son "Heimat", mot allemand aux contours flous désignant à la fois le pays natal et là où l’on se sent chez soi: "C’est un problème de grandir dans un pays qui n’a ni fierté nationale ni mémoire culturelle. On n’apprend plus les chansons du XIXe siècle, de superbes textes qui peuvent nous apprendre les valeurs humaines comme la ténacité, la fiabilité, la loyauté. Si on n’apprend pas ces choses, on n’a pas d'ancrage affectif. Vous pouvez l’avoir dans votre famille, mais pas dans votre pays et votre culture."
Comme Nora Krug, Philippe Collin se sent désormais le garant de cette mémoire: "J’appartiens à une génération où on nous a dit que ce serait à nous de nous souvenir [de la guerre] quand les vieux mourront. On y est: dans dix ans, il n’y en aura plus un seul. Oui, il faut se souvenir, car le job n’est pas tout à fait fini. Je suis effrayé par ce qui se passe. On partage tous en Europe la mémoire de cette guerre que toutes les familles d’Europe ont subie et on est en train de laisser mourir les vieux avec ce petit doute que peut-être certaines choses vont revenir. Ça m’insupporte."
Pour cette raison, l’album est dédié à la jeunesse d’Europe. "Cette histoire dépasse l’Alsace", poursuit le scénariste. "L’ambition était de poser la question: qu’est-ce que c’est d’avoir 17 ans dans une situation effroyable. Elle concerne le temps présent." Nora Krung souhaite se rendre dans des écoles juives aux Etats-Unis pour parler de Heimat. En Allemagne, le gouvernement a déjà publié une nouvelle édition, moins chère que l’édition courante, pour les écoles.
Pour leurs petits-enfants
Dans les séances de dédicaces, Philippe Collin reçoit la visite de nombreux témoins de l’époque qui ont acheté plusieurs albums et viennent les faire dédicacer pour leurs petits-enfants. Mission accomplie pour le journaliste qui a choisi la BD pour sa capacité fédératrice: "c’est le médium le plus embrassant aujourd’hui", dit-il.
Son livre apaise, comme Heimat. Nora Krug recueille les témoignages de lecteurs qui, lors de rencontres en Allemagne, lui confient leur désir d’enquêter sur leur passé et lui demandent des conseils. "C’est pour cette raison que ce livre est si populaire en Allemagne: il comble un vide", analyse la dessinatrice. "Et peut-être qu’avec ce livre, ils auront les outils."
Le Voyage de Marcel Grob, Philippe Collin (scénario) et Sébastien Goethals (dessin), Futuropolis, 192 pages, 24 euros.
Heimat, Nora Krug, Gallimard, 288 pages, 32,50 euros.