L'auteur de BD Jul: "Le sourire de Macron, c'est le sourire de la Joconde"

Il a un peu été la star du dernier Festival de la BD d’Angoulême. Connu notamment pour Silex and the City et ses scénarios de Lucky Luke, Jul a frappé fort lors de la grand-messe du 9e Art en posant avec Emmanuel Macron et un t-shirt dénonçant les violences policières.
La photographie a rapidement fait le tour des réseaux sociaux et a été abondamment commentée en raison de l’ambigu sourire du président, difficile à interpréter.
Une semaine après les faits, Jul revient sur cette affaire, et évoque aussi son actualité littéraire, un tome inédit de 50 nuances de Grecs et une nouvelle série Coloc of Duty (née de sa rencontre avec l’Agence française de développement, institution publique engagée contre la pauvreté et pour le développement durable).
Comment est née votre nouvelle BD Coloc of Duty, que vous présentez comme le croisement entre la série Friends et la théorie du grand effondrement?
Coloc of Duty est un état des lieux de ce qui a changé depuis mon album Il faut tuer José Bové (2005). Il y a quinze ans, on découvrait l’altermondialisme, on prenait conscience de la crise planétaire. Je trouvais indispensable d'en parler tout en évoquant un peu les limites, le côté paradoxal de ces positions. Aujourd’hui, c’est un peu le même mouvement: la crise s’est accentuée, la situation est devenue bien plus tragique. Ce sont des thématiques déjà présentes dans Silex and the city et 50 nuances de Grecs. En bon dessinateur d’humour angoissé, déprimé et sensible au monde qui l’entoure, j’ai besoin de mettre en scène ces sujets, aussi bien pour les mettre à distance que pour réfléchir dessus.
L’album a une dimension pédagogique...
L’album reprend le format hybride que j’aime bien: il y a du texte - du "contenu sérieux" - et des gags structurés par thème. Il y a une dimension pédagogique, mais pas seulement. Je ne fais pas forcément avancer le schmilblick, mais je pose les termes du débat. Dans Coloc of Duty, je raconte comment nous sommes tous partagés entre un côté climatosceptique, hédoniste et un côté catastrophiste. On a envie d’être végan et en même on prend l’avion pour aller en vacances. On est pétri de ces contradictions qui nous font du mal et ne font pas avancer les choses. Les mettre en scène dans un petit appartement, avec cette génération Greta, c’est une manière de dire que l’on rejoue au quotidien et à une autre échelle le drame planétaire.
La Génération Greta, c’est les "Millennials", cette génération née entre le début des années 80 et la fin des années 90?
Cela va au-delà. Il ne faut pas avoir l’âge de Greta Thunberg pour être de la génération Greta. Le problème se pose aujourd’hui dans des termes dramatiques. Soit on est paralysé par ça, soit on est poussé à l’action. Le principe de mon travail est d’utiliser les icônes de la pop culture. C’est un outil très efficace pour mieux parler du monde qui nous entoure. Il me paraissait important d’utiliser Greta Thunberg. Elle cristallise autour d’elle la détestation d’une partie de la population qui ne supporte pas qu’une jeune fille lui donne des leçons. Elle peut être exaspérante, mais en même temps j’ai envie de défendre cette Cassandre moderne qui sacrifie sa vie pour une cause qui la dépasse.
Elle est difficile à dessiner Greta Thunberg?
Elle est trop facile à dessiner! Il pourrait même y avoir un émoji Greta Thunberg! Elle est parfaite. C’est un personnage. Je l’ai dessinée au kilomètre lors des dédicaces à Angoulême. En trois traits, on l’a. C’est pour ça que ça marche. Elle est stylisée. On dessine ses yeux un peu bizarres et ses couettes et c’est bon.
Vous avez besoin de parler de l’actualité pour la mettre à distance, mais vos jeux de mots sont transparents.
Je suis passionné par les apports théoriques de la psychanalyse. Au-delà de la gratuité du jeu de mots, ces jeux sur le langage révèlent des choses très profondes. Notre cerveau fonctionne vraiment comme ça. Prenons l’album 50 nuances de Grecs. 50 nuances de Grey [le best-seller de E.L. James, NDLR] est la mise en scène d’une espèce de porno institutionnalisé dans un cadre familial. Cette fascination-là, c’est une autre version de l’histoire d’Eros et de Thanatos. C’est une variation sur ces passions immémoriales structurées par la mythologie grecque dont nous sommes aujourd’hui les héritiers. Mes jeux de mots ne reposent pas sur un effet "comment vas-tu yau de poêle?", il y a toujours un sens plus profond.
Vous évoquez dans 50 nuances de Grecs, sorti fin 2019, un fait d’actualité quasi immédiat: la démission de Hulot en direct sur France Inter en août 2018. Vous dessinez à chaud?
Il y a toujours un petit peu de temps. Il y a des événements marquants, qui pénètrent la mémoire collective. Cette séquence aurait pu rester un micro-événement, mais la manière dont il s’est déroulé fait que dans vingt ans on s’en souviendra encore parce que ça raconte quelque chose sur notre société. La plupart des gens qui viennent de la presse et du dessin d’humour sentent le potentiel d’un événement ou d’un personnage. On est très réceptif à ce qui est notre culture populaire, l’imaginaire collectif: c’est notre fonds de commerce, notre matière.
Il y a une semaine vous étiez au Festival d’Angoulême. Quel regard portez-vous sur les événements et la fameuse photo avec Emmanuel Macron? Beaucoup ont vu du cynisme dans le sourire du président.
C’est fascinant, cette interprétation. A vrai dire, cette photo n’était préparée ou anticipée, ni par moi, ni par lui, ni par quiconque. J’ai fait une vanne en lui disant: "Si vous voulez, on prend une photo." Il a dit oui d’une manière impulsive. Je pense qu’il a souri parce que n’importe qui sourit devant un objectif - on met un miroir à un singe, il sourit aussi: c’est un réflexe. Par réflexe, [Emmanuel Macron] a donc souri et ensuite il a fallu déminer, expliquer, trouver des explications a posteriori pour lui et pour moi. En vérité, tout s’est fait très rapidement. Le t-shirt était bien sûr prévu. Je voulais le lui offrir pour l’interpeller sur ces questions. Je considérais que je ne pouvais pas voir Macron juste pour valider de la communication présidentielle. Il fallait que ce repas ait du sens. Mais l’image a tout éclipsé.
Pourquoi ce sourire a-t-il suscité autant d’interprétations?
Ce sourire est une page blanche. C’est le sourire de la Joconde. Il est énigmatique. Personne - y compris celui qui sourit - ne sait pourquoi il sourit. C’est un sourire qui laisse le champ à toutes les interprétations, à toutes les convictions, à toutes les passions, à toutes les névroses. Je ne donne à ce sourire aucune autre interprétation que ce que chacun veut bien y mettre.
Et votre sourire?
C’est un sourire espiègle! Je ne suis pas tellement dans l’offense, mais dans l’effronterie. Il faut s’emparer en permanence de cette liberté d’expression.
Vous allez en parler dans une prochaine BD?
Sûrement. Le vrai truc, c’est que je me suis rendu compte qu’il y a une dimension un peu Gaston Lagaffe [dans cette affaire]. Gaston, c’est à la fois un type qui crée des situations explosives qu’il n’a pas totalement prévues et un personnage subversif. Il n’est pas contre l’autorité. Pour lui, l’autorité n’existe pas. Il ne se pose pas la question. C’est mon idole, en fait. Ce n’est pas de la provocation, mais une espèce de pulsion naturelle de mettre du désordre.
Quels sont vos projets?
Il y a le long-métrage Silex and the City et le nouveau Lucky Luke. Je suis en train de recevoir les pages d’Achdé au fur et à mesure. Ça sort fin octobre. C’est un thème pas anodin, un peu électrique. Il pourra y avoir pas mal de polémiques. Le thème sera dévoilé en mars ou avril.