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"Un besoin de parler": quand les cours d'éducation à la sexualité permettent d'identifier des enfants victimes

Un élève en train de lever la main pour prendre la parole en salle de classe. (Photo d'illustration)

Un élève en train de lever la main pour prendre la parole en salle de classe. (Photo d'illustration) - SEBASTIEN BOZON / AFP

Le nouveau programme d'éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (Evars), initialement prévu pour la rentrée 2024, est contesté par une partie de la droite et les milieux conservateurs. S'il est rarement mis en œuvre jusqu'ici, des professionnels défendent l'intérêt de ces séances, qui permettent parfois au personnel éducatif d'identifier des élèves victimes de harcèlement ou de violences sexuelles.

Trois ans après, Émilie C. pense encore à cette élève d'une dizaine d'années, venue la trouver à la fin d'une discussion en classe sur les violences sexuelles intrafamiliales. "Mon cousin, ça compte comme la famille?", lui avait demandé la fillette troublée, qui venait de réaliser qu'elle était victime d'abus sexuels chez elle.

Chaque année, l'enseignante donne deux séances de 50 minutes d'éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (Evars) à ses classes de CM1-CM2. Des discussions riches qui selon elle, permettent de libérer la parole des enfants sur des sujets encore tabous. Cette Alsacienne a pris l'initiative il y a six ans, après avoir réalisé qu'environ trois enfants par classe étaient victimes de violences sexuelles chaque année en France, selon les statistiques de la Ciivise (Commission indépendance sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants).

Les questionnements des enfants et ados

En théorie, tous les élèves des écoles, collèges et lycées doivent bénéficier d’au moins trois séances annuelles d'éducation à la sexualité, conformément à la loi du 4 juillet 2001. Dans les faits, on est pourtant bien loin du compte puisqu'à peine 15% des élèves bénéficient de ces séances, selon un rapport de l'Inspection générale de l'Éducation daté de 2021.

Faute d'endroits où aborder ces sujets, les élèves restent bien souvent la tête pleine de questionnements. Quand elle était surveillante dans une école privée du 11e arrondissement de Paris, Ophélie Magnan était régulièrement assaillie de questions à ce sujet dans la cour de récréation. Au point de suggérer à la directrice de l'école de mettre en place des séances de discussion afin de répondre aux nombreuses interrogations des enfants.

L'an dernier, pendant la pause déjeuner, les élèves de 6 à 10 ans étaient invités à déposer une question, un mot ou une remarque de façon anonyme dans une boîte. Ces interrogations donnaient ensuite lieu à un débat ou une discussion de groupe. Lors de ces sessions, toujours encadrées par des adultes, la surveillante raconte que les enfants "savaient qu'ils pouvaient parler librement, avec leurs mots".

D'après elle, "les filles comme les garçons étaient vraiment ouverts et très intéressés. Ils ne manquaient pas de questions". Ophélie Magnan se souvient que le sujet sur le viol avait vivement fait réagir certains. 'Je connais quelqu'un qui en a subi!', 'C'est super grave!'", avaient lancé quelques uns, ce qui avait été l'occasion d'aborder la notion du consentement et de discuter des actions à entreprendre lorsqu'on est, ou que l'on connaît, une personne susceptible d'être victime.

Briser la glace au sein de la salle de classe

Lors de ses séances en classe, Émilie dit faire en sorte de créer un espace propice aux échanges. "À partir du moment où ils voient qu'ils ont le droit de poser toutes les questions qui leur viennent, c'est des discussions qui pourraient durer des heures parce qu'ils sont curieux".

"Que les parents le veuillent ou non, à leur âge ils sont déjà susceptibles d'avoir entendu ou vu plein de choses", estime-t-elle.

"Je leur dis qu'ils peuvent parler avec leurs mots, même si c'est un 'gros mot', et pas spécialement employer des termes scientifiques", explique l'institutrice. "C'est ensuite à moi de leur expliquer - ou d'éluder si nécessaire -, mais je pense que c'est sain qu'ils aient une réponse et qu'ils voient qu'ils peuvent se confier, même au sein de la salle de classe qui est un lieu sacralisé, où on ne dit pas tout et n'importe quoi."

À plusieurs reprises, ces discussions lui ont d'ailleurs permis de mettre le doigt sur des dysfonctionnements, qu'ils soient intrafamiliaux ou entre élèves. L'enseignante, qui connaît bien ses élèves et leurs comportements, a appris à repérer les signaux d'alerte.

C'est aussi le cas de Saphia Guereschi, infirmière scolaire dans un collège rural de l'Yonne depuis une dizaine d'années. Après une décennie dans le même établissement, cette femme de 42 ans a elle aussi développé sa méthode pour identifier les élèves susceptibles d'être en difficulté. Mais si l’éducation à la sexualité fait partie de son champ de compétences, elle regrette avoir dû se former seule sur le tas, grâce à des lectures et des colloques, sans formation spécifique.

"Aucun adulte ne doit avoir le monopole de l'écoute"

Lors de ses séances ponctuelles d'information à destination des collégiens, l'infirmière scolaire rappelle systématiquement le cadre de son intervention: "Je répète qu'il n'y a pas de question bête, puis je rappelle où et à quels horaires ils peuvent venir nous consulter à l'infirmerie s'ils ont un problème personnel."

"C'est tout simple, mais les jeunes n’imaginent pas qu’ils peuvent parler de leurs préoccupations liées à la sexualité avec un adulte de l’école. Dans l’imaginaire des élèves, ce n'est pas toujours évident. Certains pensent qu'on est là seulement pour un mal de ventre, mal à la tête…"

Elle fait en sorte qu'aucun adulte de l’établissement n'ait le monopole de l’écoute. "C’est à l’élève de choisir l’adulte à qui se confier", considère la soignante, "et il faut que tous les adultes soient prêts à recueillir la parole si nécessaire". "Afin qu’ils ne se sentent pas trahis, on rappelle simplement aux jeunes qu’on est soumis au secret professionnel dans la limite de leur mise en danger. On ne pourra pas rester sans rien faire s'ils sont en situation de danger."

Une fois le cadre défini, Saphia Guereschi constate un besoin immense. Premier baiser, première fois, chantage affectif, harcèlement... "Énormément de jeunes viennent nous voir après les séances pour nous parler de leurs questionnements, du plus insouciant au plus grave. Parfois le lendemain, parfois plusieurs semaines après".

"Ça touche à l'intime donc les élèves ont besoin de temps, de confiance et d'un cadre approprié pour oser parler... Souvent, ils tournent autour de l'infirmerie ou prétextent un mal de ventre pour venir nous voir discrètement, et au bout de quelques entretiens ils finissent par nous dire ce qui ne va pas."

À l'école, à la maison... les violences "pas si rares"

Chaque année, dans cette zone rurale, l'infirmière assure recevoir la parole de dizaines d'adolescents victimes de violences sexuelles. Il y a quelques mois, une jeune fille de 5e placée en famille d'accueil a ainsi révélé que son beau-père la menaçait de ne pas l'adopter si elle ne se pliait pas à ses désirs sexuels. L'an passé, une autre adolescente et sa petite sœur avaient elles trouvé la force de se confier sur l'inceste dont elles étaient victimes de la part de leur grand-père.

Au collège, les confidences de ce type ne sont "pas si rares", assure Guillaume, professeur dans un collège en Isère. Intimidations, mains baladeuses, montages sexuels... Il rapporte que "les filles, souvent hélas, viennent trouver (le personnel enseignant) pour (leur) rapporter des gestes ou des propos inappropriés de leurs camarades masculins".

Le professeur se souvient également très bien de cette élève qui s'était effondrée en larmes pendant une séance, avant de raconter qu'un adulte inconnu la suivait le soir lorsqu'elle rentrait chez elle et qu'il essayait à chaque fois de lui toucher les fesses dans le bus.

"Il n'y a même pas de débat possible: quiconque a déjà animé une séance comme ça dans sa vie y voit un intérêt!", garantit le professeur. "On peut débattre du contenu de ces séances, ça oui, mais pas de leur intérêt."

Un nouveau programme qui se fait attendre

Pour autant, le but premier de ces séances d'éducation à la vie affective n'est pas de détecter les enfants victimes de violences sexuelles. "L'ambition de ce programme est plus vaste", affirme Frank Burbage, membre de la Ciivise et copilote du nouveau programme Evars.

Il explique toutefois que ces séances seront l'occasion de "mettre à la disposition des élèves toute une culture autour de la vie affective et des outils pédagogiques dans le cas où ils se retrouveraient dans une telle situation de violence".

Car, rappelle-t-il, dans le cas de l’inceste par exemple, "on parle de faits commis par des proches, bien souvent dans le silence, sous pression ou manipulation, ce qui rend particulièrement difficile pour les enfants de comprendre et de formuler qu’il y a un problème".

Le programme d'Éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (Evars) actuellement en préparation fait l'objet de concertations depuis mars. Défendu par la ministre, ce projet de programme fait l'objet d'une opposition menée par des organisations conservatrices comme le Syndicat de la Famille ou SOS Éducation, des parlementaires LR et jusqu'au sein du précédent gouvernement.

Mercredi 5 février, ce nouveau programme a franchi une étape-clé avant sa publication officielle, avec le vote favorable du Conseil supérieur de l'éducation (CSE), une instance consultative de l'Éducation nationale réunissant syndicats, parents d'élèves et d'autres partenaires de l'institution. La FSU, première fédération de l'Éducation nationale, a salué "une victoire pour l'école".

Le 119, numéro d’appel national de l’enfance en danger

Pour toute situation d’enfant en danger ou pour demander conseil en cas de doute, chacun peut appeler le 119, numéro national d’appel d’urgence gratuit et confidentiel, accessible 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24. Ce numéro est destiné aux enfants, qu’ils soient eux-mêmes en danger ou appelant pour un autre enfant, ainsi qu’aux adultes confrontés ou préoccupés par une situation de violences sexuelles. Il est aussi possible de passer par la plateforme en ligne.

Jeanne Bulant Journaliste BFMTV