"Gagner en maturité" ou "gadget": les établissements du supérieur partagés sur l'année de césure après le bac

Un amphithéâtre de l'université de Rouen-Normandie à Mont-Saint-Aignan en octobre 2017 (photo d'illustration) - Charly Triballeau-AFP
Une proposition qui séduit mais qui interroge les établissements du supérieur. La ministre de l'Éducation nationale a annoncé mercredi dans une interview au Figaro vouloir "encourager" l'année de césure pour les lycéens et lycéennes après l'obtention du baccalauréat. Pour Élisabeth Borne, cette année pourrait ainsi "être l'occasion de s'engager dans un service civique, de mener un engagement associatif, de voyager".
"Pourquoi pas", s'interroge pour BFMTV.com Lamri Adoui, président de l'université de Caen-Normandie.
Si le dispositif existe déjà dans certains établissements, il reste peu répandu. La locataire de la rue de Grenelle a d'ailleurs évoqué le nombre de 9.000 lycéens et lycéennes concernés par cette année de césure. Une rareté qui s'explique par la culture de l'enseignement supérieur en France.
"Traditionnellement, on privilégie les parcours linéaires", explique Lamri Adoui, également président de France universités. "Une année de césure dès l'entrée dans le supérieur, c'est considéré comme un pas de côté, une rupture, comme quelque chose d'original. C'est plus fréquent en cours d'études."
Ce président d'université reconnaît également que tous les établissements n'activent pas forcément cette possibilité du fait des fortes pressions sur les capacités d'accueil. Sans compter que la demande de césure doit passer en commission pour être accordée. "Mais on peut tout à fait en discuter avec le ministère et définir un calendrier."
19% des étudiants sans diplôme
Pour José Milano, président du groupe Omnes éducation qui représente quinze établissements privés du supérieur en France et à l'étranger, "c'est une très bonne idée qui sort des sentiers battus", salue-t-il avec enthousiasme pour BFMTV.com. "C'est, pour ces jeunes, la possibilité de développer de nouvelles compétences, de gagner en maturité et en autonomie, et de reprendre confiance dans des choses concrètes."
Car selon lui, une telle expérience pourrait donner aux futurs étudiants et étudiantes le temps de construire leur projet personnel et professionnel alors que l'entrée dans l'enseignement supérieur reste un enjeu pour de nombreux jeunes. À l'exemple de ces quelque 183.000 étudiants souhaitant se réorienter qui se sont inscrits cette année sur Parcoursup. Ou encore ces 112.000 autres candidats non scolarisés avec un projet de reprise d'étude, selon les données du ministère de l'Enseignement supérieur.
"Nous sommes face à une orientation qui est un échec, on ne peut pas ne rien faire", dénonce José Milano.
À l'heure actuelle, 19% des étudiants et étudiantes quittent le supérieur sans diplôme. "À quoi ça sert d'envoyer massivement des jeunes dans des filières où ils vont décrocher?" déplore le président du groupe Omnes.
"Il faut tenter autre chose."
"Un an dans la nature"
Mais encore faut-il que des dispositifs d'accompagnement "ambitieux" soient mis en place, s'inquiète pour BFMTV.com Martial Martin, directeur de l'IUT de Troyes. "Une année de césure doit s'inscrire dans un projet, il faut que ça serve à quelque chose."
"Il ne s'agit pas simplement de lâcher les jeunes et de repousser l'échéance d'un an."
Si pour Martial Martin, également président de l'Assemblée des directeurs d'IUT, il est en effet de bon augure de "prendre à bras le corps" le sujet de l'orientation, selon les mots de la ministre, cette proposition d'année de césure pourrait pourtant selon lui envoyer un mauvais signal.
"On nous dit qu'il faut que les enfants réfléchissent dès la maternelle à leur futur métier, puis finalement on les laisse un an dans la nature après le bac, c'est contradictoire."
Élisabeth Borne a déclaré début avril sur LCP qu'il fallait se préparer "très jeune, enfin dès le départ, presque depuis la maternelle à réfléchir à la façon dont on se projette dans une formation et dans un métier demain".
"C'est gadget"
L'autre crainte de Martial Martin, c'est que cette année de césure ne fasse que renforcer le déterminisme social; la locataire de la rue de Grenelle a pourtant affirmé son ambition de lutter contre la reproduction des inégalités. "Les jeunes qui ont les moyens feront une année de césure intéressante. Mais pour les autres, le risque, c'est qu'ils se découragent, qu'ils se disent que ce n'est pas pour eux."
Un rapport de Sciences po sur les liens entre choix d'orientation et origine sociale a en effet pointé "l'autocensure" de la part des élèves d'origine modeste. La Défenseure des droits a également récemment alerté sur "les failles d'un système d'orientation dans l'enseignement secondaire peu lisible, morcelé et inégalitaire".
Si Lamri Adoui, de France universités, assure que les mobilités - notamment à l'étranger - représentent "une réelle richesse" dans le parcours d'un étudiant, "la question financière peut souvent représenter un frein".
"En matière d'orientation, on en est encore à faire des choix par défaut", rappelle Martial Martin pour qui tout se joue bien avant la fin du secondaire. "C'est dès la 3e que le projet professionnel se construit, pas après avoir passé le bac."
De quoi conclure selon lui, quelques jours après la présentation du projet: "cette année de césure, c'est gadget."