Clichy-sous-Bois: dix ans après, les habitants racontent

En dix ans, Clichy a changé de visage. - Alain Jocard - AFP
C’était il y a dix ans. Le 27 octobre 2005, Zyed Benna et Bouna Traoré, 17 et 15 ans, sont morts électrocutés dans un transformateur EDF à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, poursuivis par la police. Leur mort a provoqué une onde de choc à Clichy et dans toute la France.
Dix ans plus tard, la ville s’apprête à rendre hommage aux deux adolescents. Et si ce jour reste gravé dans les mémoires, chacun a à coeur de souligner les changements qui ont eu lieu dans la ville. Mère active, étudiant, acteur associatif, élus: BFMTV.com est allé à la rencontre de cinq Clichois pour évoquer avec eux les dix ans passés.
Nawufal Mohamed, 26 ans, étudiant: "Je comprends ceux qui ont brûlé des voitures"
"Il y a 10 ans… Je faisais le ramadan. J'ai appris la mort de Zyed et Bouna à la télé, c'était la première fois que j'y voyais mon quartier. Mais il y avait un écart entre ce qu’on voyait à l’écran et la réalité. Zyed et Bouna, on savait que c’était deux jeunes qui n’avaient aucun problème particulier. Mais la version officielle, qui disait qu’ils étaient délinquants, était déjà lancée: le mal était fait.
Je n’ai pas été manifester dans la rue, mais… je comprends très bien ceux qui l’ont fait. Dans mon quartier, la "Cité des cosmonautes", les gens de mon âge ne sortaient pas. Mais je comprends qu’ils y soient allés parce qu’on était tous touchés moralement et psychologiquement. Ce qu'on ressentait à l'époque, c'était l’injustice de la situation. Les mots “morts pour rien” ne me semblent pas déconnectés de la réalité.
On nous dit que les jeunes se fichent de la politique. Mais ceux qu’on voit à la télé pensent surtout à s’enrichir, et sont mêlés à des histoires bizarres. Et après on s’étonne que les jeunes soient réticents! Mais quand un élu fait bien son job, on le dit. C’était le cas de Claude Dilain [maire de Clichy jusqu'à septembre 2011, décédé en mars 2015] par exemple: dans la classe politique, peu de gens prendraient les mêmes risques. C'est grâce à un dispositif qu'il a lancé que j'ai fait une seconde expérimentale, au lycée Nobel de Clichy. J'y ai rencontré des gens biens, qui nous ont encadrés, accompagnés.
Clichy aujourd’hui c’est beau, ça fait plaisir de voir que le cadre de vie s’améliore. Des dizaines de bâtiments ont été démolis, des petits logements construits, les routes sont mieux, il y a moins de bouchons. Je suis optimiste pour la ville... mais pessimiste pour les habitants. La ville a changé, mais on sait que l’objectif c’est la mixité sociale, or elle n’a jamais existé à Clichy. Même si on arrive à attirer d’autres classes sociales, il n’y aura pas de mixité pour autant: je redoute une certaine gentrification."
Olivier Klein, 48 ans, maire PS de Clichy: "L'absence de compassion du gouvernement, une faute"
Le 27 octobre 2005 je venais d’arriver en vacances, et je suis reparti pour Clichy au bout de quelques heures. J’y ai trouvé des jeunes sous le choc, les violences urbaines, une colère légitime. Pour moi l’absence de mots et de compassion du gouvernement a été une faute, et les suspicions sur ce que les enfants avaient pu faire avant l’accident étaient hors de propos. Tout cela arrivait dans un certain contexte, comme les déclarations de Nicolas Sarkozy sur la racaille, le kärcher etc. L'ampleur du drame, l'absence de compassion: tout était fait pour que l’étincelle du moment se transforme en violences.
- On a commencé à rénover Clichy avant les émeutes. Le plan de rénovation urbaine (PRU) a été signé en 2004 et n’a pas été revisité avec le prisme des émeutes. La seule chose en plus c'est le commissariat (ouvert en septembre 2010) qui n’était pas prévu et la certitude qu’il y aura un tramway. Mais il a été annoncé en 2006 et n'est toujours pas là... En parallèle, certaines copropriétés continuent de se dégrader. Le problème, c'est que les gens qui y habitent n'ont pas forcément la capacité d'attendre 10 ans de plus qu'arrivent les effets du PRU. On a lancé des travaux d'urgence, mais ce sont des travaux de sécurité: ce n'est pas ça qui va faire baisser les charges.
On a dansé dans les rues de Clichy quand François Hollande a été élu. Aujourd'hui l'insatisfaction est là, parce que les attentes étaient très fortes. Le tort de la campagne de 2012 c’est d’avoir laissé penser qu’on pouvait changer les choses de manière plus importante. C’était probablement de bonne foi mais on n'avait pas forcément mesuré la difficulté de la tâche. On n’a peut-être trop promis, mais surtout pas assez vite dit qu’on ne pourrait pas tout faire, notamment sur le droit de vote des étrangers. C'est de la volonté politique et ça ne coûte pas très cher.

Martine*, 60 ans: "Je suis fière d'être Clichoise!"
Quand on perd un enfant, on a tout perdu. Je suis mère de famille, j'ai beaucoup pensé aux parents de Zyed et Bouna. Ici, à la cité des Bois-du-temple, on n’a pas été touchés par les violences. On distinguait la fumée au loin, et on entendait l’hélicoptère tourner au-dessus des bâtiments. Moi je travaillais, je n’ai rien vu et d'ailleurs je pense que les médias ont amplifié les choses. On n’est pas la ville la plus mauvaise de France. Ici, je n’ai jamais eu peur, je n’ai jamais été embêtée. Je suis fière d’être Clichoise !
- Lorsque je suis arrivée à Clichy, il n'y avait rien. La cité où j'habite aujourd'hui, c'était un étang. En face il y avait des champs, des fermes… C'était la campagne! On n'avait pas de bus ou presque, à 20 ans je partais à 5 heures le matin. Alors forcément, les changements dans la ville, je les vois. J'ai vu les tours pousser, les écoles ouvrir… Maintenant on a des bus, les commerces à côté. On est bien! Le commissariat, ça fait trois ou quatre ans qu’il est là. Mais il a mis du temps à arriver: j’avais 10 ans quand on a parlé pour la première fois de le construire.
On a sali la réputation de la ville. Avant, on n'existait pas, maintenant on est connus dans le monde entier mais pour les émeutes. On nous critique, on a l'impression d'être des monstres! Alors que des émeutes, il n'y en a pas eu qu'à Clichy: mais il n'y a qu'ici qu'elles ont été aussi médiatisées.
* Le nom a été modifié
Mohammed Mechmache, 46 ans. Fondateur d'AC Le Feu: "Je pense que ça peut se remettre à exploser"
Il y a dix ans, j’avais 36 ans et j’étais éducateur de rue. J’ai vu les voitures brûler, j’ai essayé de faire en sorte de raisonner les gamins. Je comprenais leur colère, mais j’essayais de leur faire comprendre que ça ne ferait pas revenir Zyed et Bouna. C’était compliqué de pouvoir en discuter. Pendant six jours, j'ai passé mon temps dans la rue.
- Clichy a changé, mais c’était la moindre des choses. Refaire des logements insalubres, c’était normal, il fallait redonner de la dignité à ces gens qui restent debout malgré les épreuves. Donc qu’on arrête de dire qu’on a mis énormément d’argent pour ces quartiers: c’était la moindre des choses. Sur le côté humain et social les choses n’ont pas évolué, Clichy reste un quartier enclavé. Les services publics sont insuffisants, on a dû se battre pour qu’un Pôle emploi ouvre.
Je pense que ça peut se remettre à exploser. Je ne crie pas au loup, mais les ingrédients restent là. La police par exemple a la tâche la plus ingrate parce qu’on leur demande une seule chose, la répression. C’est dommage, comment voulez-vous qu’on ait un autre regard sur eux? Le commissariat tout le monde était content de l’avoir, mais aujourd’hui beaucoup sont déçus.
Aujourd'hui, je suis fatigué. Dix ans, c’est long. On a fait des sacrifices: personnels, professionnels, familiaux... Mais on n’est pas entendus. Pourtant, on n’a pas le droit de baisser les bras, parce que notre combat fait que certains tiennent debout et ont envie de se battre. Mais ceux qui ont les cartes en main, ça ne les inquiète pas plus que ça. J’ai dit à François Hollande qu’on est peut-être les derniers interlocuteurs. Si on lâche, je ne suis pas persuadé qu’ils trouveront d’autres gens avec qui discuter ici. Cette responsabilité, on aimerait que les politiques la portent aussi.

Mariam Cissé, 31 ans, adjointe au maire chargée de l’habitat privé, hygiène et sécurité: "Pour moi, 2005 a été un éveil citoyen"
Je me souviens de cette coupure de courant, plus longue que d'habitude. A l'époque je travaillais avec l'un des frères de Bouna, c'est par lui qu'on a su ce qu'il s'était passé. On a vite rejoint la famille pour voir ce qu’on pouvait faire, qui pouvait les accompagner dans une procédure judiciaire. Ils ont été vite entourés. Mais l'incident dans la mosquée a relancé les tensions [une bombe lacrymogène a explosé le 1er novembre 2005 dans la mosquée Bilal de Clichy], ça a été pris comme une attaque à l’institution. Ça a propagé les violences dans les villes autour de Clichy.
- 2005 a été un éveil citoyen pour moi. J’ai voulu prolonger ce que je faisais avant par un engagement plus politique, qui s’est traduit en 2008 par une élection aux côtés de Claude Dilain. Ce que je gère est un enjeu énorme à Clichy et tout n’est pas réglé. Quant à la mixité, je ne sais pas s'il faut forcément attirer des classes moyennes. Le principal pour moi c'est de donner envie aux gens qui ont des bonnes situations de rester. Or certains veulent partir parce qu'ils n'ont pas le minimum, comme une école près de chez eux.
Avant quand je disais "j’habite Clichy", tout le monde me demandait où c’était. Depuis 2005, elle est devenue la "capitale de la banlieue". C’est là où on vient regarder et expérimenter. C'est devenu un laboratoire.