Marthe Gautier, découvreuse "oubliée" de la trisomie 21, est morte

Marthe Gautier lors de sa remise de la légion d'honneur en 2014 - Inserm
Marthe Gautier est morte ce lundi à l'âge de 96 ans. Cette pédiatre et chercheuse française est aujourd'hui connue pour être la découvreuse "oubliée" de l'anomalie chromosomique à l'origine de la maladie de Down, aussi appelée trisomie 21, après avoir identifié un 47e chromosome chez les personnes atteintes de ce syndrome en 1959.
Elle a longtemps été considérée comme une co-auteure secondaire de cette découverte, au profit de son collègue Jérôme Lejeune, présenté comme auteur principal de la recherche. Mais dans la dernière décennie de sa vie, Mathe Gautier a raconté à plusieurs reprises que ce dernier s'était en réalité accaparé sa trouvaille, avant de la reléguer au second plan de cette avancée scientifique majeure.
La Fondation et les descendants de Jérôme Lejeune réfutent encore aujourd'hui ce récit.
La découverte des 47 chromosomes
En 1956, après une thèse en cardiologie pédiatrique, Marthe Gautier rejoint l'équipe du professeur Raymond Turpin, chef de l'unité pédiatrique de l’hôpital Trousseau (Paris). Ce dernier travaille sur le syndrome de Down et a émis l'hypothèse, plusieurs années auparavant, qu'il devait être rélié à une problématique de chromosomes. À la suite de la découverte de deux biologistes en 1956, qui prouvent que l'être humain a 46 chromosomes, Raymond Turpin veut se servir de cette recherche pour prouver sa théorie.
"Il regrette qu'il n'y ait pas à Paris un laboratoire capable de faire des cultures cellulaires pour connaître les chromosomes des mongoliens", raconte en 2009 Marthe Gautier à La Recherche. "'Si vous me procurez un local, je m'en charge', lui dis-je. Turpin accepte".
La jeune femme apprend la technique des cultures cellulaires grâce à sa bourse d'étude qui l'avait, l'année précédente, menée à Harvard. Des locaux lui sont confiés, mais la chercheuse doit compléter les lieux avec du matériel adéquat. "Je fais ce travail bénévolement et contracte un emprunt pour acheter la verrerie: 100.000 anciens francs", une somme dont "personne du service hospitalier ne m'a jamais proposé de régler la facture", souligne-t-elle.
Mais plusieurs des produits pour réaliser ses recherches ne sont pas disponibles en France. Elle bricole alors, allant elle-même prélever du plasma sur un coq qu'elle a ramené à l'hôpital Trousseau et du sérum sur son propre corps. Sa technique fonctionne, et après des mois de recherche, elle "vérifie que les cellules des enfants 'normaux' ont 46 chromosomes". Seulement voilà, chez les enfants atteints du syndrome de Down, elle voit "un chromosome en plus".
C'est cette anomalie chromosomique, 47 chromosomes au lieu de 46, qui semble donc être à l'origine du syndrome de Down. Mais pour identifier correctement ce chromosome supplémentaire, "il me faudrait un microscope optique doté d'un appareil photo pour prendre un cliché des chromosomes et l'agrandir".
"Mon nom est en second"
Intervient alors, selon son récit, Jérôme Lejeune, l'un des élèves de Raymond Turpin. En mai 1958, il lui propose de faire photographier ses préparations de cellules dans un laboratoire mieux équipé, ce que Marthe Gautier accepte. "Je m'attends à un retour rapide, à la rédaction d'une publication. Mais rien ne se passe", pendant plusieurs mois. Elle demande des explications et le Dr Lejeune explique que ses photos sont chez le chef du service, qu'elle décrit comme "peu communicatif".
Toutefois, dans le même temps, Jérôme Lejeune intervient au Congrès de génétique de Montréal, et annonce la découverte française de ce 47e chromosome.
Un papier scientifique se prépare rapidement ensuite, dont Marthe Gautier dit n'avoir été informée que la veille de sa publication. En janvier 1959, la découverte apparait dans les Comptes rendus de l'Académie des sciences sous le titre "les chromosomes humains en culture de tissus". Mais, "contrairement à l'usage qui veut que le chercheur qui a imaginé et réalisé les manipulations soit le premier signataire, mon nom est en second", déclare Marthe Gautier. De plus, il est mal orthographié: "Gauthier" au lieu de "Gautier".
La chercheuse explique avoir ensuite cosigné plusieurs papiers avec lui sur ce même sujet, mais elle se retire assez vite de ce domaine, pour retourner vers sa formation initiale: les soins envers les enfants atteints de cardiopathie. Interrogée par la suite sur son silence pendant des années, elle explique en juillet 2021 à l'émission Complément d'enquête: "je risquais de ne pas être écoutée, et à ce moment-là c'est fatiguant. C'est toujours fatiguant d'essayer de démontrer quelque chose et de ne pas y arriver. Même Turpin ne m'a jamais beaucoup remercié de tout ce que j'ai fait. J'ai été plutôt dégoutée. Dé-goû-tée".
Jérôme Lejeune va lui continuer une carrière en génétique, devenant le spécialiste de la trisomie 21. Au cours de sa carrière il reçoit plusieurs prix prestigieux pour sa découverte dont le Prix Kennedy, et il fonde en 1966 la fondation Jérôme Lejeune pour "chercher, soigner, défendre".
Une attribution encore contestée
Simone Gilgenkrantz, professeure émérite de génétique humaine et proche de Marthe Gautier, expliquait en 2014 auprès de Science que cette histoire était, "une histoire de plus d'une femme scientifique lésée à une époque où la science française était encore très sexiste. 'C'est une histoire qui doit être connue', dit-elle, 'au nom des femmes.'"
Ce récit a toutefois été plusieurs fois nié par la Fondation Jérôme Lejeune et sa famille - le médecin est mort en 1994. En 2014 notamment, Marthe Gautier doit recevoir le grand prix de la Société française de génétique humaine et prononcer une conférence intitulée "Découverte de la trisomie 21". Mais les organisateurs du congrès reçoivent deux huissiers présentant une ordonnance du tribunal qui les autorise à enregistrer le congrès, sur demande de la Fondation Jérôme Lejeune, rapporte alors Le Monde. Le discours est annulé, et le prix remis en petit comité.
Sur son site, en 2014, la Fondation explique avoir voulu enregistrer la conférence après avoir été prévenue "d’une démarche de Mme Marthe Gautier de nature à porter atteinte à la mémoire du Pr Jérôme Lejeune, premier signataire de la découverte de la cause de la trisomie 21".
L'histoire de la chercheuse est ensuite décriée, la fondation soulignant que "pendant 50 ans, la communauté scientifique tant nationale qu’internationale n’a pas émis le moindre doute sur l’histoire de la découverte". Sa déclaration "est dépourvue de fondement mais pas de contradiction", est-il assuré. La fondation met ainsi en avant une phrase tirée d'une lettre de Raymond Turpin à Jérôme Lejeune, datée selon elle du 27 octobre 1958, dans laquelle il est écrit: "Mlle Gautier et Mme Massé (la technicienne) en sont toujours à 46" chromosomes, et n'ont donc pas découvert le 47e, contrairement, a priori, à Jérôme Lejeune.
Le "rôle clé de Marthe Gautier"
Saisi par un collectif de chercheurs en 2014, le comité d'éthique de l'Inserm rend un avis sur le sujet, dans lequel il reconnait le rôle majeur de Marthe Gautier dans cette recherche. On peut y lire que "vu le contexte à l’époque de la découverte du chromosome surnuméraire, la part de Jérôme Lejeune dans celle-ci, a peu de chance d’avoir été prépondérante", notamment parce que seule Marthe Gautier était formée à la culture cellulaire. Il ne nie pas la participation de Jérôme Lejeune mais souligne que c'est Marthe Gautier qui a été au coeur de la découverte.
"L’approche technique est une condition nécessaire à la découverte - rôle clé de Marthe Gautier" souligne le document, ajoutant que "bien souvent il faut la prolonger pour en faire émerger la reconnaissance - contribution première de Raymond Turpin et par la suite de Jérôme Lejeune". En ce sens, "la découverte de la trisomie n’ayant pu être faite sans les contributions essentielles de Raymond Turpin et Marthe Gautier il est regrettable que leurs noms n’aient pas été systématiquement associés à cette découverte tant dans la communication que dans l’attribution de divers honneurs."
Marthe Gautier a été nommée officier de la Légion d’honneur en 2014, élevée au grade de commandeur en 2018. Son histoire "est illustrative de l’enjeu de la reconnaissance du rôle et de la place de chacun des auteurs lors de la publication de travaux de recherche", écrit l'Inserm, mais aussi de l'invisibilisation des femmes au profit d'hommes dans l'histoire.
