Influenceurs approchés pour dénigrer le vaccin Pfizer: pourquoi la Russie est soupçonnée
L'affaire est pour le moins étrange. Une agence de communication, dont la nature et l'activité demeurent nébuleuses, a proposé à un groupe de YouTubeurs scientifiques influents un partenariat - qui devait rester secret - visant à discréditer le vaccin Pfizer, contre une somme financière assez conséquente. Si les motivations de cette offre sont encore à établir, le faisceau des premiers éléments recueillis converge vers la Russie.
Un argumentaire mensonger
Un groupe de vulgarisateurs scientifiques, dont le point commun - outre l'expertise médicale - est de cumuler chacun plus d'un million d'abonnés sur leurs réseaux sociaux, ont reçu ces derniers jours un message identique en provenance de l'agence de communication Fazze.
Dans un anglais approximatif, au travers de phrases parfois bancales, celle-ci leur suggérait de lancer une offensive médiatique contre le vaccin Pfizer sous couvert de faire le bilan de "l'efficacité des vaccins proposés en Europe". L'argumentaire fourni clé en main s'articulait autour d'un axe phare: prétendre que "le taux de mortalité parmi les personnes vaccinées par le vaccin Pfizer (était) presque trois fois supérieur à celui de la population vaccinée avec AstraZeneca".
Un élément aussi choc que mensonger. D'après VaccinTracker, outil numérique de suivi de la campagne, on comptait au 13 mai seulement 19.535 signalements de cas d'effets indésirables parmi les Français vaccinés par Pfizer pour un nombre de doses injectées chiffré à près de 25 millions au 23 mai (un total qui fait de Pfizer le premier pourvoyeur en vaccins anti-Covid du pays et de loin). Sur ces 19.535 cas signalés, 73% ont été comptabilisés comme bénins et 27% comme graves... Sans d'ailleurs que le lien avec l'inoculation du sérum soit avéré.
2050 euros pour 30 secondes
Pour faire avaler cette conséquente couleuvre - et peut-être étouffer quelques scrupules éthiques - Fazze a cherché à se rendre attractif. Mohamed, étudiant en huitième année de médecine et auteur du compte 'Et ça se dit médecin', a été approché jeudi dernier. Sur BFMTV, il a révélé le montant de la somme qu'on lui a alors fait miroiter: "2050 euros pour une story Instagram de 30 secondes. C'est une bon chiffre, dans ce qu'on me propose habituellement, même si c'est la fourchette haute".
Selon lui, cet alignement de la mire sur les prix de ce marché particulier démontre la connaissance qu'en a Fazze, ou le personnel se dissimulant derrière cette enseigne: "Ce n'est pas un hasard, ils savent ce qu'ils font, ils sont rodés".
Trompe-l'oeil et brouillard londonien
Plus étonnant encore, le briefing qui accompagnait l'offre précisait que le client à l'origine de cette campagne, apparemment pudique, avait le souci de demeurer anonyme... et qu'il était nécessaire que le sponsoring soit tu, au mépris de ce que la loi exige de transparence dans ce domaine. Mohamed, qui a rejeté l'accord, explique ainsi:
"On me demandait de ne surtout pas montrer que c'était un partenariat, il fallait vraiment que je fasse comme si c'était mon avis! Je fais de la vulgarisation médicale donc je suis transparent avec ma communauté."
Antoine Daoust et son site de fact-checking Fact and Furious ont démarré leurs investigations après avoir entendu parler de cette offre par un autre canal. "On a commencé à s'occuper du sujet quand un vulgarisateur sicentifique, Léo Grasset, a tweeté un message évoquant cette histoire, disant qu'il avait été contacté par une agence du nom de Fazze.com qui lui demandait ouvertement de faire de la désinformation sur Pfizer", explique-t-il ce mardi matin sur BFMTV.
Immédiatement, c'est l'identité réelle du commanditaire qui interroge. Selon nos éléments, Fazze appartient à une holding baptisée Ad Now Media, et les deux entités sont sises à Londres. "Fazze se dit basée à Londres, c'est une nuance importante", contre toutefois Julien Cadot, journaliste de la rédaction de Numerama, sur notre plateau.
"Sur le registre britannique équivalent à société.com, elle n'est enregistrée nulle part. Si on fait un tour sur Google Maps pour voir son adresse, on tombe sur un centre d'épilation au laser, ou une boîte postale comprenant 170 entreprises différentes", étaye-t-il.
"Une pelote emmêlée"... qui amène en Russie
De toute façon, l'enquête éloigne rapidement des îles britanniques. "On ne trouvait pas grand-chose sur Fazze sur Google alors on est allé sur Yandex, le moteur de recherches russe. Nous sommes tombés sur une offre d'emploi à Moscou, un poste de service client pour Fazze.com", souligne Antoine Daoust.
Il continue: "Plus on creusait, plus on s'apercevait qu'il s'agissait d'une pelote emmêlée. Mais l'extrêmité du fil nous amenait toujours en Russie." Le patron de la holding Ad Now s'appelle Vladimir Bashkin. "Un Russe qui a fait ses études à Moscou, dans une sorte d'ENA", détaille Antoine Daoust.
Ce n'est pas tout. Les comptes liés à l'entreprise - ou aux entreprises, qu'il s'agisse de Fazze ou Ad Now, qui fait d'ailleurs état d'une antenne à Moscou - sont tous localisés par delà le Niémen. "Les profils des employés d'AdNow ou Fazze nous renvoyaient toujours vers des comptes LinkedIn russes", note ainsi Antoine Daoust. Et parmi, l'une des dernières sessions encore ouvertes - alors que les comptes semblent s'effacer les uns après les autres ces dernières heures à mesure que la controverse prend de l'ampleur - celui d'une Française assurant avoir fait des études en Russie, Marylou Dupuis.
Julien Cadot a tiré un autre fil de la pelote. Là encore, la laine est russe: "On a vu des liens étranges entre l'agence et le réseau social russe Vkontakt. Et la possibilité de s'y connecter via un site se disant européen, londonien, c'est rare." Après un fil, ce sont ces conclusions que le journaliste a tirées:
"Ce que je sais aujourd'hui, c'est que cette agence n'est pas londonienne, c'est sûr, qu'elle n'a jamais eu de client, n'a jamais fait d'opération. Son site n'en présente pas alors qu'une agence de communication qui réussit le fait, et je sais qu'elle a été missionnée pour une campagne de déstabilisation".
Un "récit alternatif"
"Déstabilisation", le terme mérite d'être éclairé, et les objectifs de cette campagne de dénigrement avortée nécessitent d'être exposés. Ce mardi matin sur France Info, l'historienne et spécialiste du complotisme Marie Peltier, enseignante à la Haute Ecole Galilée de Bruxelles - qui remarque que ces tentatives de séduction de vulgarisateurs scientifiques durent depuis plusieurs mois - a décrypté:
"Décrédibiliser un vaccin, c'est évidemment défendre une vision du monde. On pourrait dire une sorte de récit alternatif que prétendent proposer certains acteurs idéologiques". Elle a ajouté que "le moteur de cette rhétorique" était d'"accentuer la défiance citoyenne à l'égard de la parole scientifique, de la parole politique et de ce qui fait autorité dans nos sociétés démocratiques".
La colère d'Olivier Véran
Mais à qui profite le forfait alors? Qui a voulu émettre ce "récit alternatif"? Un groupe de pression russe, voire l'Etat? Marie Peltier n'a pas voulu avancer sur ce terrain. Questionné sur cette actualité ce mardi, le ministre de la Santé, Olivier Véran, non plus, tout en dénonçant une opération "minable".
"Je ne sais pas d'où ça vient, de France ou de l'étranger. C'est minable, dangereux, irresponsable et ça ne marche pas car les Français sont des gens intelligents et ont tout compris de la crise sanitaire et de la bonne manière de s'en prémunir en France et dans le monde. Ils sont largement majoritaires aujourd'hui à vouloir le vaccin. Et je ne crois pas que des velléités d'où qu'elles viennent visant à faire de la communication négative soient de nature à détourner les Français de la vaccination", a-t-il évacué.
Des airs de Sputnik-V
Julien Cadot relève en tout cas une similitude aux airs de mobile: " La communication du vaccin russe Sputnik-V est extrêmement similaire à ce que propose cette agence. Ce sont les mêmes éléments de langage: parler du fait que les 'médias main stream n'en parlent pas', demander aux gens de tirer leurs propres conclusions de ces soi-disants preuves".
Si le but d'une éventuelle opération russe était de promouvoir son vaccin maison en jetant l'opprobre sur le vaccin Pfizer, rabaissé par une comparaison défavorable avec le vaccin AstraZeneca dont la réputation est déjà très précaire en Europe, c'est donc raté. Après tout, les scientifiques influenceurs contactés ont dénoncé l'offre publiquement, et celle-ci n'a pas trouvé preneur et encore moins de concrétisation.
À moins qu'à la faveur d'une partie de billard à trois bandes, le tir ait tout de même fait mouche... "Je me demande si l'objectif n'était pas qu'on en parle, mais gratuitement en les dénonçant", a soupçonné Mohamed du compte Et ça se dit médecin.
