"Déconnecté de la réalité du terrain": pourquoi un nouveau décret visant à contrôler des prescriptions inquiète des médecins?

La direction de l'Assurance maladie souhaite les médecins conseil, longtemps dotés d'une certaine indépendance fonctionnelle, se fondent dans l'organisation générale de l'Assurance maladie - PHILIPPE HUGUEN © 2019 AFP
Un décret passé sous les radars qui déplaît aux médecins. Le Premier ministre Michel Barnier et la ministre de la Santé, Geneviève Darrieussecq, ont signé un décret ce 30 octobre afin que les professionnels de santé justifient la prescription de certains médicaments auprès de l'Assurance maladie.
L'Assurance maladie peut ainsi vérifier que cette prescription correspond aux indications thérapeutiques établies par la Haute autorité de santé (HAS) et qu'elle est éligible au remboursement de la sécurité sociale.
Si la liste des médicaments concernés n'a pas encore été publiée au Journal officiel, ce nouveau décret, qui permet en fait l'application de la loi de financement de la sécurité sociale 2024, ne passe pas auprès des syndicats de médecins. Ces derniers dénoncent une charge administrative supplémentaire qui aura in fine un impact sur les patients.
Un décret qui "menace la qualité et l'accès aux soins"
"Ce n'est pas le moment de nous rajouter de la paperasse dans le contexte démographique actuel", estime, auprès de BFMTV.com, Jean-Christophe Nogrette, président du syndicat MG France.
"Ce décret ne sert à rien à part compliquer la vie des professionnels" et va "entraîner une dégradation de la santé publique", déplore-t-il.
Un avis partagé par le syndicat l'Union Française pour une Médecine Libre qui souligne dans un communiqué publié ce lundi 4 novembre que ce "décret est méprisant et déconnecté de la réalité du terrain" et "menace la qualité et l'accès aux soins".
Le syndicat déplore une "surcharge de travail administratif" alors que les "médecins ont les plus grandes difficultés à faire face aux demandes de soins" et que "sept millions de Français n'ont pas de médecin traitant".
"Le décret Michel Barnier, c’est la multiplication des départs de médecins, l’abandon de vocation, la fin du secret médical, une explosion des temps de non soin et de lourdeur administrative: une catastrophe pour les patients", résume sur X Jérôme Marty, président du UFML Syndicat appelant "la profession à la désobéissance".
"Compliquer la vie des prescripteurs, qu’ils laissent tomber les molécules dangereuses"
Des médecins déplorent également que ce décret les empêche d'adapter les prescriptions aux besoins de leurs patients. Un médecin généraliste, appelé Docteur Pepper sur X, prend pour exemple la prescription de "médicaments non testés pour les moins de 12 ans", mais donnés à un "enfant de 11,5 ans avec une carrure d'adulte". Il est également craint que des médecins refusent d'utiliser certains médicaments pour éviter la charge administrative alors qu'ils sont nécessaires à la santé de certains patients.
"Mais c’est peut-être finalement là le but recherché: compliquer à ce point la vie des prescripteurs, qu’ils laissent tomber les molécules "dangereuses"", avance Richard Talbot, trésorier de la Fédération des Médecins de France (FMF), sur le site de la Fédération.
"Il est révoltant et anti-déontologique de réduire les besoins de soins de nos patients à de simples recommandations d'experts HAS, alors même que certaines sont en désaccord avec les sociétés savantes", rejoint le communiqué de l'UFML.
Autre mécontentement: que ce décret ait été signé par le Premier ministre sans qu'il n'y ait au préalable de concertations avec les syndicats.
Des prescriptions de médicaments détournés de leur usage initial
Le président du syndicat MG France, Jean-Christophe Nogrette, précise de son côté qu'il est toutefois favorable à une surveillance de la prescription de médicaments détournés de leur usage initial, prenant pour exemple les antidiabétiques détournés à des fins d'amaigrissement.
"Je suis favorable à ce que cela soit fait de manière rationnelle or, cette paperasse est irrationnelle", abonde-t-il avant de rappeler que la convention médicale 2024 prévoyait déjà d'expérimenter ce contrôle sur les médicaments traitant le diabète de type 2. Mais ce, de manière "automatisée". "Les ordinateurs de la sécurité sociale sont déjà capables de le faire", nous explique Jean-Christophe Nogrette.
Le Syndicat des Médecins Libéraux, qui dit tout de même "attendre de voir la liste" des médicaments concernés avant de "réagir plus amplement si nécessaire", dénonce également "les molécules prescrites qui sont détournées de leur indication première".
Sa présidente, Sophie Bauer, contactée par BFMTV.com, estime en effet que c'est un problème lorsque les médecins n'indiquent pas sur l'ordonnance que la prescription est effectuée pour une indication non reconnue. Et qu'il ne devrait ainsi pas être remboursé par la sécurité sociale.
"Mais c'est vrai que cela complexifie la tâche pour une majorité de médecins qui suivent les prescriptions de façon correcte" et que c'est une "complication administrative" ajoute-t-elle.
"Il ne s'agit pas de le faire systématiquement"
Alors que le projet de budget de la Sécurité sociale pour 2025 (PLFSS), en cours d'examen au Parlement, prévoit d'étendre cette procédure aux prescriptions de transport de patient et d'analyses médicales, le directeur général de l'Assurance maladie Thomas Fatôme s'est défendu devant le Sénat, rapporte l'AFP.
"Il faut que les professionnels acceptent qu'il y ait", au moment de la prescription de certains produits de santé, "quelques démarches à faire très simples" pour vérifier que la prescription entre bien dans le champ du remboursement par l'Assurance maladie, a-t-il déclaré devant la commission des Affaires sociales jeudi 31 octobre.
"Il ne s'agit pas de le faire systématiquement, il ne s'agit pas d'ennuyer chaque prescripteur sur chaque molécule de base", a-t-il assuré précisant que le document demandé est éditable "en quelques clics".
"Beaucoup d'autres pays sont beaucoup, beaucoup plus contraignants que nous sur les conditions dans lesquelles les médecins peuvent prescrire différents types de traitement", a-t-il aussi justifié.
Thomas Fatôme a précisé devant les sénateurs que l'Assurance maladie vise en particulier les antidiabétiques AGLP-1 comme Ozempic ou Trulicityq.
"Si nous ne surveillons pas les conditions dans lesquelles ils sont prescrits, je peux vous dire qu'alors là, les centaines de millions d'euros de dépenses, on va les avoir extrêmement, extrêmement, rapidement", a-t-il souligné.
Ces dépenses c'est en effet ce que voudrait éviter le gouvernement selon Richard Talbot, trésorier de la Fédération des Médecins de France (FMF).
"Contrairement à ce que j’ai pu lire ici ou là, il ne s’agit pas de restreindre la liberté de prescription mais beaucoup plus prosaïquement de faire des économies", considère-t-il.