Retraites: face aux marcheurs impatients de dégainer le 49.3, Édouard Philippe temporise

Il est urgent de garder la tête froide et de calmer les ardeurs. Face au chiffon rouge de l'article 49.3, agité de plus en plus énergiquement par une partie de La République en marche afin de mettre un terme à la première lecture du projet de loi portant réforme des retraites, le sommet se veut prudent. En particulier Édouard Philippe qui, en engageant la responsabilité de son gouvernement sur le texte, se trouverait seul avec le doigt sur la gâchette.
Le constat, d'abord: l'objectif imposé par Emmanuel Macron, à savoir d'obtenir une adoption du projet de loi à l'Assemblée nationale d'ici les élections municipales, semble intenable. Il faudrait que le vote ait lieu avant le 4 mars. Or, après plus d'une semaine de débats dans l'hémicycle, les députés n'en sont qu'au deuxième article sur 65. Les insoumis et communistes poursuivent leur guérilla parlementaire à coups d'amendements et de sous-amendements.
Les députés LaREM "extrêmement frustrés"
D'où la conclusion dont en tirent certains macronistes que l'usage du 49.3 dans les deux semaines à venir est inévitable. Un fait peu courant pour un exécutif disposant d'une majorité aussi large au Palais-Bourbon (et qui n'est, pour l'heure, pas traversée par une grave scission).
"Je suis favorable au 49.3 en cas de blocage. Comment voulez-vous faire autrement? Assemblée nationale et Sénat cumulés, c’est six mois de débats! Je n’ai jamais vu une loi qui a pris autant de temps", s'emporte par exemple le sénateur LaREM François Patriat, proche d'Emmanuel Macron, auprès du Monde.
Favorable au 49.3, le député LaREM de l'Hérault Jean-François Eliaou l'est aussi. "Qu'est-ce qu'on peut faire d'autre?", demande-t-il à BFMTV.com.
"Il faut à tout prix empêcher que, facialement, on donne le sentiment que c'est l'opposition qui mène le jeu. Là on parle quand même de 33 types sur 577 qui bloquent totalement le processus. Chez nous, les députés sont extrêmement frustrés. On a des amendements constructifs à déposer et dont on ne peut pas discuter", se plaint le parlementaire.
"J'ai besoin que vous teniez encore"
Tout cela, le Premier ministre le sait. "On n'a pas à répondre à une question qui ne se pose pas. On a encore le temps", balaie pourtant l'un de ses collaborateurs dans Le Parisien de ce mardi. En réunion de groupe LaREM, le locataire de Matignon est resté sur cette ligne:
"J'assume de ne pas dire au jour le jour ce que j'ai prévu de faire. (...) J'ai besoin que vous teniez encore", a-t-il déclaré, tout en récusant toute hostilité de principe au 49.3. Quoi qu'il en soit, celui-ci ne devrait pas être à l’ordre du jour mercredi lors du Conseil des ministres.
Si Édouard Philippe temporise ainsi, c'est qu'il est conscient des retombées politiques potentielles d'une telle décision. Il y a la symbolique, d'une part, d'un Premier ministre montant à la tribune pour interrompre des discussions sur un texte censé avoir un impact lourd sur les générations futures. Contraint par les délais, il se verra renvoyer au visage la question de la pertinence initiale de ces délais. Pourquoi, après tout, ne pas s'autoriser à poursuivre les débats plus sereinement, si besoin, après l'été?
La majorité divisée sur l'opportunité du 49.3
Et puis viendra la litanie de critiques sur le caractère antidémocratique, ou antiparlementaire du moins, de cette décision. En provenance de la gauche, évidemment, mais aussi des rangs mêmes de la majorité. La semaine dernière déjà, quelques députés LaREM ont cosigné une tribune publiée par Le Monde condamnant par avance l'engagement de la responsabilité du gouvernement sur le projet de loi.
Le patron du groupe, Gilles Le Gendre, en a visiblement conscience. Lundi sur Radio Classique, le député de Paris avançait prudemment que "si 49.3 il doit y avoir, ce ne doit pas être un 49.3 couperet bête et méchant". "Il doit tenir compte de toutes les dynamiques politiques internes, de ce que le groupe porte comme enrichissement", poursuivait-il.
D'autres y vont plus franchement. Auprès du Figaro, le député de Gironde Éric Poulliat juge que la manœuvre serait "perdant-perdant". "On est pourtant dans un moment où il est important que le Parlement ait toute sa place, qu’on prenne le temps de débattre", affirme-t-il.
C'est justement pour calmer le jeu qu'Édouard Philippe s'est rendu dimanche soir à l'Assemblée nationale pour un dîner improvisé avec les députés marcheurs, éreintés par l'interminable joute avec LFI, le PCF et, dans une moindre mesure, les socialistes et Les Républicains.
Le précédent Valls
Au-delà du caractère atypique d'un 49.3 activé alors même que le bloc majoritaire du gouvernement est solide (346 sièges en comptant le MoDem) et globalement favorable au texte discuté, il y a le récent précédent de ses usages sous François Hollande.
D'abord sur la loi Macron puis sur la loi Travail, l'engagement de la responsabilité de Manuel Valls a indiscutablement laissé des traces dans l'opinion publique. À tel point que lorsque l'ex-député de l'Essonne s'était lancé dans la primaire présidentielle de la gauche fin 2016, l'une de ses première propositions fut la suppression du 49.3. Et ce, malgré le fait que cet article a été utilisé à de bien plus nombreuses reprises par certains Premiers ministres (28 fois par Michel Rocard).
Comme le résumait le constitutionnaliste Guy Carcassonne dans La Constitution, son ouvrage de référence, "le problème posé avec ce dispositif n'est pas celui de son principe, légitime, ou de son fonctionnement, efficace (...) le problème est celui de cette dérive qui a vu se banaliser une arme dont l'utilisation devait rester exceptionnelle".
Au Havre, le risque de la campagne polluée
Enfin, et spécifiquement pour Édouard Philippe, les conséquences politiques pourraient déborder sur les municipales des 15 et 22 mars. En pleine campagne au Havre, où il a décidé d'être tête de liste en assumant le fait de cumuler sa candidature avec ses obligations quotidiennes à Matignon, le Premier ministre s'attirerait les foudres des opposants à la réforme des retraites. Réforme dont il ne préconisait pas, de surcroît, la nature systémique actuelle.
Dès le premier meeting d'Édouard Philippe au Havre, le 1er février, un comité d'accueil a été organisé par la CGT, bien implantée dans cet ancien bastion communiste. Nul doute qu'elle saura galvaniser ses troupes si le candidat soutenu par LaREM décidait d'appuyer sur une gâchette pour accélérer l'adoption de la réforme. Par ailleurs, toujours sur le front syndical, le gouvernement prendrait le risque de fâcher la CFDT, toujours en négociation dans le cadre de la conférence de financement du système de retraites.
D'où l'intérêt, pour le Premier ministre, de laisser se poursuivre encore un peu les débats dans l'hémicycle afin de voir si la majorité n'est pas capable de prendre le dessus. Et si, de leur côté, LFI et le PCF atténuent leurs manœuvres de ralentissement.