Radicalisation : un policier menacé d’exclusion dénonce “une injustice pure”

En ce début de vacances scolaires, Antoine* se réjouit des jours à venir. "Je vais être occupé avec mon fils de 3 ans, ça va me faire du bien", souffle-t-il. Depuis sa suspension en octobre dernier des rangs de la police, ce jeune homme de 33 ans tourne en rond entre 8h30 et 16h30.
"Je n’arrive pas à penser à autre chose, j’en perds le sommeil et l’appétit. Je n’arrive même pas à me remettre au sport."
Une situation "de cauchemar", dit-il, qu’il a caché à ses proches. C’est pour ça qu’il a souhaité témoigner à visage masqué sur BFMTV. Seule sa compagne, juriste de métier, est au courant et le soutient.
"Quand on me demande comment ça se passe au boulot, je dis que tout va bien. Je ne veux pas entacher l’institution de la police. Et je ne veux pas qu’on me voit avec cette étiquette de radicalisé, ce n’est pas moi... Donc je préfère ne rien dire. Mais en fait, j’ai juste envie de crier, de leur dire 'Vous ne vous rendez pas compte, c’est illogique, c’est de l’injustice pure !'"
Salaire divisé par moitié
Antoine fait partie des trois policiers, de confession musulmane, signalés pour radicalisation et qui sont passés en conseil de discipline, la semaine dernière, à la préfecture de police de Paris. Après son audition et celle de ses avocats, Delphine Krzisch et Léonard Balme-Leygues, sa révocation de la police a été demandée à 9 voix contre 4, et 3 abstentions. Son avenir est désormais entre les mains du ministre de l'Intérieur, qui doit trancher prochainement.
En attendant, depuis sa suspension, Antoine touche son salaire de gardien de la paix sans les primes, "environ 1000 euros par mois". Quelque 106 autres signalements pour radicalisation dans la police font actuellement l’objet d’une enquête administrative, et pourraient déboucher sur un classement sans suite ou un conseil de discipline en vue de sanctions.
"Peu importe le terroriste, il faut être réglo”
Septembre 2018. Antoine vient de passer six ans dans l’armée dans l’est de la France, notamment en tant que Sentinelle. Un travail qui lui plaît, mais la mutation demandée vers l’Île-de-France, sa région d’origine, tarde à arriver. Le jeune homme, qui a été en binôme avec des CRS durant ses patrouilles, décide de quitter l’armée pour intégrer une école de police, à Reims.
La promotion n’est pas grande, à peine une trentaine d’élèves, tous beaucoup plus jeunes qu’Antoine, qui se sent vite en décalage avec eux. Et qui n’hésite pas à assumer ses opinions, même quand elles tranchent avec celles des autres.
"Un jour, on a commencé à parler des exactions en Centrafrique, où j’ai servi… J’ai dit ‘peu importe le terroriste, il faut être réglo’. On ne doit pas se faire justice soi-même. Quand on est policier, on doit se comporter pareil, qu’on soit face à un terroriste, un pédophile, ou un anonyme. Un autre jour, j’ai dit que j’avais du respect pour tous les êtres humains, mais pas pour leurs actes. On parlait à ce moment-là des attentats du Bataclan. Ils ont tout compris de travers et m’ont étiqueté pro-terroriste."
"Ceux qui m’ont signalé ont regretté ensuite"
A ce moment-là, l’ancien militaire dit ne pas se rendre compte qu’il suscite la méfiance. Il s’agace des propos qu’il dit entendre de la part d’élèves, envers les musulmans, ou les jeunes de cité. Lui qui a grandi dans un milieu très populaire et a eu une adolescence entachée de petits délits - trop anciens pour l’empêcher d’entrer dans la police - se sent visé. Las, il se met à l’écart au bout de quelques jours. "Il s’isole", notent certains élèves suspicieux, qui considèrent sa barbe comme ressemblant “à celle des salafistes".
Trois semaines après la rentrée, un élève le signale à la hiérarchie pour apologie du terrorisme. Une autre évoque un comportement "anti-police" après une discussion sur les violences durant les manifestations. Une enquête interne est menée, et débouche sur une convocation en décembre 2018, mais ne va pas plus loin. L’ambiance au sein de la promotion se détend, des amitiés se nouent.
"Ceux qui m’avaient pointé du doigt sont devenus de bons camarades ensuite, et m’ont dit qu’ils regrettaient d’avoir agi si vite, sans me connaître", raconte-t-il, sans se départir de sa mine préoccupée.
"Une chasse aux sorcières"
L’année terminée, Antoine rejoint son affectation en Seine-Saint-Denis, en tant que gardien de la paix. Sa famille déménage, son fils est inscrit à l’école, sa femme retrouve un emploi. Mais peu de temps après la rentrée, le couperet tombe, "venu de nulle part", dit-il.
"On m’a d’abord désarmé. On m’a mis à tenir l’accueil de mon lieu de travail. Puis on m’a suspendu, en me disant que j’étais dangereux, que je devais rester chez moi en attendant le conseil de discipline… Et une fois arrivé là-bas, ce moment que j’avais tant attendu, j’ai eu l’impression que tout était joué d’avance."
Pour son avocat, Léonard Balme-Leygues, aucun doute: cette sanction fait suite à l’attentat de la préfecture de police, le 3 octobre dernier.
“Il y a peut-être une envie de faire le ménage, la chasse aux sorcières. On interprète le fait qu'il se rase ou qu'il ne se rase pas. On imagine qu'il prie alors qu'il ne prie pas. On le soupçonne de prier en cachette. C'est exactement une présomption de culpabilité.”
Contactée, la préfecture de police rappelle qu’elle ne commente pas les situations individuelles.
*prénom modifié