"On doit se préparer à prendre des décisions qui ne vont pas plaire": les jeunes magistrats face aux critiques sur leur profession

Un torrent de critiques allant jusqu'aux menaces de mort. La magistrature a été durement attaquée après la condamnation de Nicolas Sarkozy pour association de malfaiteurs dans l'affaire des financements libyens à une peine de cinq ans de prison. A sa sortie du tribunal, l'ancien président dénonçait une "décision qui viole l'État de droit".
Six mois auparavant lors de la condamnation de Marine Le Pen à une peine de cinq ans d'inéligibilité et quatre ans de prison pour détournement de fonds, la présidente du tribunal avait dû être placée sous protection après avoir été victime de menaces.
A Bordeaux, où plusieurs centaines d'élèves sont formés à l'École nationale de la magistrature (ENM), ces intimidations et menaces ciblées ne laissent pas indifférents.
"Les magistrats en formation sont sensibles à l'actualité politique. Je pense que la plupart d'entre nous ont suivi ce procès, peut-être pas regardé les informations tous les jours mais le délibéré était quand même attendu", résume auprès de BFMTV Léa*, élève en formation depuis février.
Une promotion 2025 nommée "État de droit"
Comme un témoignage des préoccupations de cette promotion 2025, les élèves magistrats se sont choisis pour nom en juin dernier "État de droit". Une manière de réaffirmer un principe démocratique fondamental dans un contexte mondial de poussée de l'autoritarisme.
"Ce sont des choses qui résonnent pour nous. On ne prend pas les attaques de manière personnelle mais au nom de l'institution et c'est sûr qu'elles nous amènent à réfléchir à la place du juge dans la société et à la portée et la force de nos décisions", considère Thomas*.
Et s'ils ne se posent pas eux-mêmes ces questions, leur entourage s'en charge, comme l'illustre Martin*, un auditeur de justice de la promotion précédente. "Je suis sans arrêt sollicité par des proches dès qu'une décision judiciaire un peu médiatique sort. La famille pose des questions sur ce que l'on en pense, si l'on trouve que c'est exagéré".
La promotion précédente s'était d'ailleurs attribuée le nom de Renaud Van Ruymbeke, ce grand juge d'instruction mort en 2024, qui avait instruit des affaires politico-financières marquantes comme l'affaire Urba, les enquêtes sur Jérôme Cahuzac ou encore les époux Balkany.
Des cas surmédiatisés face à la justice du quotidien
Si ces étudiants s'entraînent pour être opérationnels au bout de 31 mois de scolarité, pour nombre d'entre eux, les procès retentissants de Nicolas Sarkozy ou de personnalités politiques de haut-rang paraissent néanmoins éloignés de leur future pratique.
"Ce sont des procès assez exceptionnels, techniques relevant plutôt d'une justice spécialisée, dans laquelle on intervient plutôt en fin de carrière au sein des juridictions économiques et financières. Ce ne sont pas des sujets auxquels on est confronté, nous, en sortie d'école, sur nos premiers postes", ajoute Martin qui devrait prendre ses fonctions en septembre 2026.
De fait, ces affaires très médiatisées sont peu représentatives du travail mené au quotidien par les professionnels de la justice. Entre les contentieux civils et pénaux, les juridictions traitent chaque année près de six millions de nouvelles affaires.
"Ces procès médiatisés représentent une part qui est faible par rapport à tous les domaines qui sont traités. La télévision n'évoque pratiquement que le pénal et plus particulièrement les affaires criminelles", souligne Alice*, une élève de la promotion 2025.
"Courage" et pédagogie
S'ils ne risquent pas de se brûler au feu des grands procès, les aspirants à la fonction de magistrat se savent attendus et se préparent en conséquence.
"Quand on est candidat à ce type de métier, indépendamment du contexte politique et des critiques qu'il peut y avoir à l'égard du corps judiciaire en général aujourd'hui, on doit se préparer à prendre des décisions qui ne vont pas plaire à tout le monde. Il faut faire preuve de courage. C'est pour ça que certains choisissent ce métier", résume Léa.
Cette étudiante relève que certains formateurs de l'ENM insistent sur "l'attention publique croissante" de la société aux décisions rendues par la justice au point de bouleverser les habitudes de cette vieille profession.
"On nous demande de porter davantage notre attention sur la motivation de nos décisions pour qu'elles soient mieux comprises et acceptées, parce que l'on voit bien que ce n'est pas dans la culture judiciaire de communiquer", poursuit-elle.
Dans la justice du quotidien aussi, ces jeunes juges peuvent connaître des situations d'hostilité. "Les magistrats que l'on côtoie et qui, eux, ont pu vivre de telles situations comme des menaces, peuvent nous donner des conseils. La gestion de ces situations s'apprend tout au long de la vie", ajoute Martin.
Rendre la justice au nom du peuple pas de l'opinion publique
Dans les affaires politico-judiciaires, un supposé manque d'impartialité est reproché aux juges. Les critiques de la présidente du tribunal qui a condamné Nicolas Sarkozy dans l'affaire libyenne lui ont reproché d'avoir pris la parole lors d'une manifestation à Nice en 2011.
Alors juge d'instruction s'exprimant avec un mandat syndical de l'Union syndicale de la magistrature (USM), elle réclamait un plan d'urgence pour la justice.
Léa déplore le soupçon de politisation des juges. "Ce n'est pas parce que vous avez des opinions politiques, religieuse, philosophique qu'il y a un risque plus important de partialité. Je dirais au contraire, que si vous avez une opinion politique, vous êtes plus à même de prendre conscience de ce qui vient vous influencer", explique-t-elle. Des enseignements sont dispensés à l'ENM pour contrer ces biais.
Tous les auditeurs de justice interrogés défendent le droit à la syndicalisation. "Les syndicats vont permettre de s'exprimer dans le débat public et ainsi d'assouplir le devoir de réserve. Ce n'est pas forcément pour porter des idées politiques", insiste Thomas. Des sections syndicales des grandes organisations représentatives du métier existent au sein de l'ENM.
Si ces futurs magistrats sont attentifs à la société et à l'état du débat public, ils défendent avec vigueur leur indépendance vis-à-vis du pouvoir politique et de la vox populi. "On prend nos décisions au nom du peuple français, on ne prend pas nos décisions au nom de l'opinion publique", conclut Léa.
*Les prénoms des personnes interrogées ont été changés à leur demande.