Mouvements masculinistes: faut-il craindre une multiplication des passages à l’acte en France?

En juillet, le parquet national antiterroriste s'est saisi d'un dossier concernant un projet d'attentat d'un masculiniste (illustration). - PIERRE-OSCAR BRUNET / BFMTV
C'est une "menace" à ne pas négliger. Le 1er juillet dernier, un suspect de 18 ans a été arrêté à Saint-Étienne (Loire). Se revendiquant de la mouvance incel, une idéologie prônant la haine des femmes, le jeune homme est soupçonné d'avoir planifié une attaque sur fond de masculinisme. Deux couteaux ont été retrouvés dans son sac au moment de son interpellation.
Ce dossier a un caractère particulier: c'est la première affaire exclusivement liée à la mouvance incel dont se saisit le Parquet national antiterroriste. Cette notion était déjà apparue dans deux autres enquêtes du Pnat, mais de manière plus marginale. Pourtant, souffle Stephanie Lamy, chercheuse spécialisée dans les guerres de l'information et militante féministe, cette "menace" n'est pas récente.
"On sait depuis dix ans qu'il y a une menace émergente, et tout reste à construire", détaille-t-elle à BFMTV.com.
Une "victimisation constante"
La chercheuse souligne que les premières idéologies masculinistes ont commencé à circuler dès la fin des années 1960, notamment avec le mouvement des "Pères enragés". À cette période, "des hommes en cours de divorce s’organisent pour, collectivement, faire reculer les avancées en matière de protection des droits de leurs ex-conjointes et de leurs enfants. Au départ, c’est un mouvement anti-divorce qui s’inscrit dans les mouvances traditionalistes", écrit-elle dans son livre La Terreur masculiniste, paru en 2024 aux éditions du Détour.
Cette logique de réaction face aux progrès féministes définit pleinement les milieux masculinistes qui vont émerger par la suite: les hommes qui adhèrent à ces idéologies "cherchent à maintenir un ordre social misogyne, qui leur confère une place dominante", nous explique Alice Apostoly, également experte sur le sujet et codirectrice de l'Institut du Genre en Géopolitique.
"Chaque avancée du féminisme est perçue comme une attaque à la masculinité", poursuit-elle, ajoutant que les masculinistes se caractérisent par une "victimisation constante".
"Partout où les droits des femmes et des minorités sexuelles avancent, une résistance masculine choisit de s'organiser pour renverser la tendance", abonde Stephanie Lamy, toujours dans La Terreur masculiniste.
Si ces positions ont dans un premier temps été portées par des associations de pères divorcés, des personnalités politiques s'en font aussi les porte-voix, à l'image de l'ex-Président sud-coréen, Yoon Suk-Yeol, qui s'est hissé au pouvoir grâce à des idées ouvertement anti-féministes en 2021. "Le masculinisme n'est pas un phénomène isolé, mais une stratégie politique qui a notamment des relais à droite et à l'extrême-droite", commente Alice Apostoly, qui souligne que les pics de ces idéologies vont de pair avec des percées du conservatisme en politique.
Une diffusion "rapide" et un public de plus en plus jeune
Avec l'arrivée d'internet, ces idéologies se propagent d'abord via des forums. Parmi les différents milieux masculinistes qui se développent alors, les incels (contraction de INvolontary CELibate, à comprendre "célibataires involontaires") se sont construits "en opposition aux préceptes de ceux qui marchandisent des techniques de manipulation des femmes en matière de 'séduction'", explique Stephanie Lamy. "Ils ont estimé que cela ne servait à rien de travailler sur soi, que c'est une arnaque, et que tout est prédestiné par la génétique."
Les incels se disent donc "génétiquement différents" et s'en prennent aux femmes, qui selon eux leur préfèrent des hommes plus "masculins" ou plus "riches". "Leur idéologie justifie l'usage de la violence envers les femmes qui disent 'non'", précise encore Stephanie Lamy.
Quant aux réseaux sociaux, ils jouent aujourd'hui un rôle capital dans la diffusion des différentes idéologies masculinistes, notamment auprès d'un public de plus en plus jeune. "Ce qui est préoccupant, c'est que ces discours se diffusent rapidement en ligne. Sur certains réseaux sociaux, il suffit de 10 minutes environ pour qu'un utilisateur identifié comme un homme se voie proposer du contenu masculiniste", explique Alice Apostoly.
Car sur internet aussi, ces mouvances ont leurs ambassadeurs. Comme l'illustre nettement la série Netflix Adolescence, au Royaume-Uni, l'influence auprès des plus jeunes de personnalités comme Andrew Tate, masculiniste notoire, inquiète les enseignants comme les pouvoirs publics. L'inculpation pour "viol" et "trafic d'êtres humains" et les accusations de violences qui visent d'ailleurs cet ancien combattant de kickboxing ne l'empêchent pas d'être suivi par plus de 10 millions de personnes sur X, où il propage une rhétorique extrêmement misogyne.
En France, ce masculinisme des réseaux sociaux s'incarne souvent dans des influenceurs âgés d'une vingtaine d'années, à l'image de l'ex-basketteur professionnel Alex Hitchens, 26 ans, qui répand lui aussi des discours antiféministes virulents sur YouTube ou TikTok et dans des "formations" à destination des hommes.
D'après Alice Apostoly, si un recul de l'adhésion aux stéréotypes sexistes est en recul dans la population générale en France ces dernières années, elle augmente au contraire chez les hommes âgés de 18 à 24 ans. Dans son dernier rapport sur l'état du sexisme, paru en janvier dernier, le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes évoque à ce sujet l'existence d'un "gender gap" (la différence genrée des choix de vote), qui s'est particulièrement renforcé ces derniers temps chez les jeunes.
"Il existe une polarisation croissante d’une partie de la jeunesse, avec d’un côté des femmes plus sensibles au féminisme et de l’autre une partie des jeunes hommes plus sensibles à des positions sexistes très dures, aux discours masculinistes et aux mouvements réactionnaires et politisés, voire à des personnalités condamnées pour agression sexuelle comme Donald Trump aux États-Unis", mentionne le rapport.
Un "nouveau terrorisme"
Cyberharcèlement de femmes, intimidations, appels au viol... Stephanie Lamy parle d'une "guerre hybride" des masculinistes pour évoquer l'éventail de violences que leurs discours génèrent. Et à plusieurs reprises ces dernières années, cette violence a atteint son paroxysme en France. En 2020, Mickaël Philétas, membre de la mouvance MGTOW (pour Men Going Their Own Way, dont l'idéologie prône là encore la haine des femmes), assassine sa compagne, Mélanie Ghione.
Plus récemment, en mai 2024, un homme de 26 ans, masculiniste revendiqué, est intercepté à Bordeaux, soupçonné d'avoir voulu commettre une tuerie de masse lors du passage de la flamme olympique. En février dernier, c'est à Annecy qu'un adolescent de 17 ans est mis en examen entre autres pour "provocation directe à un acte de terrorisme" et "apologie du terrorisme", alors qu'il disait sur TikTok vouloir attaquer des femmes.
En dehors de ces faits divers qui ont reçu un écho dans la presse, tout comme l'arrestation du suspect incel de 18 ans dans la Loire, le 1er juillet, difficile de savoir exactement combien d'actes criminels s'y rattachent, ni combien de projets ont été déjoués. Contactés à ce sujet, le ministère de l'Intérieur et la DGSI n'ont pas souhaité répondre à notre sollicitation.
D'après Stephanie Lamy, les pouvoirs publics commencent à peine à s'intéresser à cette menace en se focalisant sur les incels. Or, "le milieu incel n'est qu'une petite partie des milieux masculinistes", note l'experte. Surtout, "il n'y a pas de prise de conscience sur le fait que cela produit de la violence, sous toutes ses formes et dans tous les espaces", insiste-elle.
Dans son ouvrage, la chercheuse parle d'un "nouveau terrorisme". Mais elle explique aussi que les pouvoirs publics rechignent encore à employer ce terme pour qualifier certains passages à l'acte. "L'État a du mal à se réimaginer ce qu'est le terrorisme. C'est une mouvance politique dont l'objectif final est d'imposer de nouvelles normes en société, y compris par l'usage de la violence." Une définition qui colle, selon Stephanie Lamy, aux actions que projettent les mouvances masculinistes.
Des pistes pour lutter contre cette menace
Pour évaluer cette menace particulière, comme pour lutter efficacement contre elle, "tout reste à construire", insiste la chercheuse. Parmi les pistes qu'elle avance pour tenter d'endiguer l'expansion de ces mouvements, Stephanie Lamy insiste sur le besoin de doter de davantage de moyens la plateforme Pharos, qui permet aux internautes de signaler des contenus illicites. Autres axes d'amélioration: lutter contre la désinformation fondée sur le genre dans les médias, et appuyer le financement d'associations féministes.
"Il faut aussi que les parents engagent de vraies discussions avec leurs enfants autour du sexisme et de la misogynie, et qu'ils mettent en avant la parole des femmes", ajoute la spécialiste.
Alice Apostoly, de l'Institut du Genre en Géopolitique, soulève de son côté un autre enjeu capital de la lutte contre la propagation de ces idéologies: un meilleur contrôle des réseaux sociaux est nécessaire, dit-elle, pour éviter que des contenus prônant la haine des femmes circulent en toute impunité sur internet. "Il est urgent, au niveau européen, d'instaurer davantage de régulation sur ces enjeux-là et contraindre les plateformes à adhérer aux normes."
3919: le numéro de téléphone pour les femmes victimes de violences
Le "3919", "Violence Femmes Info", est le numéro national de référence pour les femmes victimes de violences (conjugales, sexuelles, psychologiques, mariages forcés, mutilations sexuelles, harcèlement...). C'est gratuit et anonyme. Il propose une écoute, informe et oriente vers des dispositifs d'accompagnement et de prise en charge. Ce numéro est géré par la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF).