BFMTV
Police-Justice

"Grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue": en 1981, Robert Badinter prononçait un discours historique contre la peine de mort

placeholder video
Le 17 septembre 1981, le ministre de la Justice plaidait en faveur de l'abolition de la peine de mort devant l'Assemblée nationale. Le lendemain, les représentants du peuple voteront en faveur de ce projet par 363 voix contre 117.

Une date symbolique. Ce jeudi 9 octobre, jour du 44e anniversaire de l'abolition de la peine de mort, Robert Badinter entre au Panthéon. Un hommage à la hauteur de l'ancien garde des Sceaux qui fut le grand artisan de l'abolition de la peine de mort en France.

Le 17 septembre 1981, le ministre de la Justice plaidait en faveur de la fin de cette peine capitale devant l'Assemblée nationale. Voici des extraits de ce discours historique.

"Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, j'ai l'honneur au nom du Gouvernement de la République, de demander à l'Assemblée nationale l'abolition de la peine de mort en France. En cet instant, dont chacun d'entre vous mesure la portée qu'il revêt pour notre justice et pour nous, je veux d'abord remercier la commission des lois parce qu'elle a compris l'esprit du projet qui lui était présenté et, plus particulièrement son rapporteur, M. Edmond Forni, non seulement parce qu'il est un homme de cœur et de talent mais parce qu'il a lutté dans les années écoulées pour l'abolition (...)."

"La France est grande parce qu'elle a été la première en Europe à abolir la torture malgré les esprits précautionneux qui, dans le pays, s'exclamaient à l'époque que, sans la torture, la justice française serait désarmée, que, sans la torture, les bons sujets seraient livrés aux scélérats (...)."

Mort de Robert Badinter: qui était l’ancien ministre de la Justice?
Mort de Robert Badinter: qui était l’ancien ministre de la Justice?
4:36

"Pas plus arrêtée par la peur de la mort que d'autres passions"

"La France a été parmi les premiers pays du monde à abolir l'esclavage, ce crime qui déshonore encore l'humanité. Il se trouve que la France aura été, en dépit de tant d'efforts courageux l'un des derniers pays, presque le dernier - et je baisse la voix pour le dire - en Europe occidentale, dont elle a été si souvent le foyer et le pôle, à abolir la peine de mort (...)."

"Alors pourquoi le silence a-t-il persisté et pourquoi n'avons-nous pas aboli? Je ne pense pas non plus que ce soit à cause du tempérament national. Les Français ne sont certes pas plus répressifs, moins humains que les autres peuples. Je le sais par expérience. Juges et jurés français savent être aussi généreux que les autres. La réponse n'est donc pas là. Il faut la chercher ailleurs. Pour ma part j'y vois une explication qui est d'ordre politique."

"Il n'a jamais, jamais été établi une corrélation quelconque entre la présence ou l'absence de la peine de mort dans une législation pénale et la courbe de la criminalité sanglante. On a, par contre, au lieu de révéler et de souligner ces évidences, entretenu l'angoisse, stimulé la peur, favorisé la confusion (...).

"Je l'ai déjà dit, mais je le répète volontiers au regard du grand silence antérieur: le seul résultat auquel ont conduit toutes les recherches menées par les criminologues est la constatation de l'absence de lien entre la peine de mort et l'évolution de la criminalité sanglante (...)."

"Si vous y réfléchissez simplement, les crimes les plus terribles, ceux qui saisissent le plus la sensibilité publique - et on le comprend - ceux qu'on appelle les crimes atroces sont commis le plus souvent par des hommes emportés par une pulsion de violence et de mort qui abolit jusqu'aux défenses de la raison. À cet instant de folie, à cet instant de passion meurtrière, l'évocation de la peine, qu'elle soit de mort ou qu'elle soit perpétuelle, ne trouve pas sa place chez l'homme qui tue (...)."

"La passion criminelle n'est pas plus arrêtée par la peur de la mort que d'autres passions ne le sont qui, celles-là, sont nobles. Et si la peur de la mort arrêtait les hommes, vous n'auriez ni grands soldats, ni grands sportifs."

"Nous les admirons, mais ils n'hésitent pas devant la mort. D'autres, emportés par d'autres passions, n'hésitent pas non plus. C'est seulement pour la peine de mort qu'on invente l'idée que la peur de la mort retient l'homme dans ses passions extrêmes. Ce n'est pas exact (...)."

"Je vous dirai pourquoi, plus qu'aucun autre, je puis affirmer qu'il n'y a pas dans la peine de mort de valeur dissuasive: sachez bien que, dans la foule qui, autour du palais de justice de Troyes, criait au passage de Buffet et de Bontems : "À mort Buffet ! À mort Bontems !" se trouvait un jeune homme qui s'appelait Patrick Henry. Croyez-moi, à ma stupéfaction, quand je l'ai appris, j'ai compris ce que pouvais signifier, ce jour-là, la valeur dissuasive de la peine de mort! (...)

"La vraie signification politique de la peine de mort, c'est bien qu'elle procède de l'idée que l'Etat a le droit de disposer du citoyen jusqu'à lui retirer la vie. C'est par là que la peine de mort s'inscrit dans les systèmes totalitaires (...)."

"Dans la réalité judiciaire, qu'est-ce que la peine de mort? Ce sont douze hommes et femmes, deux jours d'audience, l'impossibilité d'aller jusqu'au fond des choses et le droit, ou le devoir, terrible, de trancher, en quelques quarts d'heure, parfois quelques minutes, le problème si difficile de la culpabilité, et, au-delà, de décider de la vie ou de la mort d'un autre être."

"Demain, les pages sanglantes de notre justice seront tournées"

"Douze personnes, dans une démocratie, qui ont le droit de dire: celui-là doit vivre, celui-là doit mourir! Je le dis: cette conception de la justice ne peut être celle des pays de liberté, précisément pour ce qu'elle comporte de signification totalitaire (...)."

"Demain, grâce à vous la justice française ne sera plus une justice qui tue. Demain, grâce à vous, il n'y aura plus, pour notre honte commune, d'exécutions furtives, à l'aube, sous le dais noir, dans les prisons françaises. Demain, les pages sanglantes de notre justice seront tournées."

"À cet instant plus qu'à aucun autre, j'ai le sentiment d'assumer mon ministère, au sens ancien, au sens noble, le plus noble qui soit, c'est-à-dire au sens de "service". Demain, vous voterez l'abolition de la peine de mort. Législateur français, de tout mon coeur, je vous en remercie."

Le lendemain de ce discours historique, les représentants du peuple voteront en faveur de ce projet par 363 voix contre 117.

Charlotte Lesage