Corruption et trafic de drogue: six policiers "ripoux" jugés à Paris

Des CRS procèdent à des contrôles dans le 18e arrondissement de Paris, en octobre 1999, lors d'une opération de lutte contre les trafics de stupéfiants (PHOTO D'ILLUSTRATION). - JOEL ROBINE / AFP
À Paris, le quartier de la Goutte d’Or est souvent pointé du doigt pour ses problèmes de délinquance. Le trafic de drogue s’y déroule à ciel ouvert, ponctué de violences entre trafiquants. C’est aussi là-bas que Karim M., agent de la Brigade anti-criminalité (BAC) depuis plus de 15 ans, est accusé d’avoir été la figure centrale d’une vaste affaire de corruption et de trafic de stupéfiants.
Il comparaît ce mercredi devant le tribunal correctionnel de Paris aux côtés de sept hommes, dont cinq policiers, entre autres pour "corruption passive", "transport, détention, acquisition de produits stupéfiants" et "vol par personne dépositaire de l’autorité publique."
"Eh chef, il y a des ripoux dans ta BAC"
Les soupçons germaient dans le commissariat depuis longtemps, mais l’alerte n’a été donnée qu’à l’été 2018. Un gardien de la paix informe la commissaire qu’au cours d’une intervention pour une saisie de stupéfiants provenant d’un renseignement anonyme, les deux brigadiers de mission, Karim M. et Aaron B., n’ont récolté que de la pâte de dattes.
"Ça fait 13 ou 14 ans que tout le monde sait que Karim M. prend des enveloppes auprès des dealers de la Goutte d’Or. Les dealers le disent, les commerçants aussi, Karim M. fait de belles affaires (...)", assure le policier.
Karim M., que tout le monde surnomme "Bylka" (Kabyle en verlan), récupérerait de l’argent de certains trafiquants, en échange de son "assurance". Il fermerait les yeux sur les trafics de ses protégés, tout en mettant hors-circuit leurs ennemis.
Si la commissaire prend les accusations au sérieux, c’est parce qu’elle a déjà été interpellée à plusieurs reprises par des jeunes du quartier à ce sujet. "Eh chef, il y a des ripoux dans ta BAC", lui a lancé l’un d’entre eux. Une enquête est aussitôt ouverte et confiée à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), comme le révélait Les Jours à l’époque.
Ce ne sont que des "rumeurs ou des déclarations de trafiquants", tiens à nuancer à BFMTV l’avocat du principal prévenu, Me Patrick Maisonneuve.
Cocaïne et galettes de crack en "habillage"
Très vite, les enquêteurs comprennent que la pâte de dattes n’est pourtant pas un cas isolé. Ils font le lien avec une plainte déposée contre Karim M. à leur administration quelques jours plus tôt par un individu, en attente de jugement, affirmant avoir été victime d’un "habillage". Un pochon de cocaïne a été placé à son insu dans ses poches lors d’une arrestation. C’est le sort qui semble réservé à ceux qui résistent aux "baqueux".
Dans une autre affaire, les mêmes faits: un sachet de poudre blanche est retrouvé dans les affaires d’un conducteur arrêté avec un téléphone au volant, et dont il conteste sa propriété. Ce dirigeant d'entreprise dans le bâtiment est jugé en comparution immédiate, condamné à cinq mois de prison ferme et renvoyé en Egypte, son pays d’origine.
"Mon client n'avait pas de casier judiciaire. Avec cette interpellation frauduleuse, il a tout perdu: sa femme, son entreprise, son appartement", s'indigne son avocat Maître Joseph Hazan, contacté par nos soins.
"Des méthodes contestables"
Des collègues rapportent enfin un contrôle, lors duquel deux galettes de crack sont retrouvées sur un individu, pourtant libéré sans poursuite. Karim M. aurait choisi de garder la drogue "pour plus tard." Le lendemain, le même produit est retrouvé sur un trafiquant de la Goutte d’Or. L’intervention est musclée, il est condamné à 18 mois de prison.
Dans ses échanges téléphoniques, les enquêteurs découvrent enfin que Karim M. a transmis des informations issues du fichier national des étrangers et du fichier des personnes recherchées à des personnes extérieures à la police. Des "méthodes discutables", convient son avocat, qui précise que le délit de consultation de fichiers n’est pas contesté.
Entre ces différentes affaires, le nom d’un homme, Ahmad M., plus connu comme "l'Hindou", attire l'attention. Ce Pakistanais, déjà condamné pour escroquerie, a des liens avec les personnes ciblées par les interpellations douteuses de "Bylka". Il est aussi présenté comme "l'informateur" de ce dernier, alors même que les agents de la bac ne sont pas censés en disposer.
La politique du chiffre
Aux enquêteurs, l’homme, également renvoyé devant la justice, reconnaît que l’une des interpellations était un piège servant à blanchir de l’argent. Elle aurait permis à Karim M. de toucher environ 80.000 euros. Des faits formellement contestés par son avocat qui nous assure que ses comptes en banque ne présentent pas "un enrichissement atypique". Le pénaliste reconnaît que le rôle joué par les "informateurs" pose question. Mais la hiérarchie aurait volontairement fermé les yeux sur les agissements du fonctionnaire:
"L'autorité hiérarchique lui demandait de faire une trentaine de défèrements par mois. Pour faire du chiffre, il n’y a pas d’autres solutions que d’avoir à faire à des indicateurs. L’autorité hiérarchique était parfaitement informée de cette utilisation pour arriver à faire des interpellations", souligne-t-il.
Y-a-t-il eu des errements, voire une forme de complaisance de la part de la hiérarchie? Comment a-t-elle pu ignorer que Karim M., avant d’intégrer l’institution, avait un casier judiciaire, condamné à deux reprises pour des violences aggravées, rébellion, et dégradation? Cette politique du chiffre a-t-elle un lien avec les "félicitations" reçues par un autre prévenu, pour ses bons résultats dans la lutte contre le trafic de stupéfiants? C’est à toutes ces questions que va tenter de répondre pendant dix jours le tribunal correctionnel de Paris. "Bylka", père de trois enfants, encourt jusqu’à 10 ans de prison et un million d’euros d’amende.