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Coronavirus: la justice à bout de souffle tente de rattraper le retard lié au confinement

Un avocat avec un masque à la main.

Un avocat avec un masque à la main. - Loic Venance

L'institution judiciaire a fait sa rentrée dans une cadence soutenue après le retard accumulé pendant le confinement. Avec un regain de l'épidémie de coronavirus, magistrats, avocats ou greffiers s'inquiètent.

"De manière générale, les juridictions sont parties au quart de tour depuis la rentrée." Le constat est le même chez tous les acteurs de l'institution judiciaire: la cadence est soutenue depuis le début du mois de septembre. La faute à un retard dans le traitement des affaires, déjà existant, qui s'est accentué avec le confinement et le report de nombreuses audiences.

"Le confinement a aggravé encore les délais d'audiencement", note Estellia Araez, avocate et présidente du SAF, le syndicat des avocats de France. "Quand on avait 18 mois de retard avant l'épidémie, il est difficile de rattraper les dossiers", abonde Isabelle Besnier-Houben, secrétaire générale du syndicat des greffiers de France.

"Abattage"

Depuis la rentrée, le nombre d'audiences a pourtant considérablement augmenté. Au tribunal du Mans, les audiences en correctionnel finissent plusieurs fois par semaine après minuit. Au total, les greffiers de cette juridiction ont déjà accumulé un mois d'heures supplémentaires. Pour rattraper le retard, les sessions des cours d'assises, qui jugent les crimes les plus graves, sont rallongées avec la nécessité de trouver des magistrats pour les présider. Avec la multiplication des audiences, les jugements à rédiger, eux, s'accumulent, avec des justiciables en attente d'une décision. Les avocats doivent plaider quotidiennement, ce qui ne leur laisse plus le temps de travailler sur leur dossier.

"C'est de l'abattage, dénonce Me Estellia Araez. L'objectif, c'est de rationnaliser l'activité judiciaire avec le risque que les décisions ne soient pas intelligibles, qu'elles soient bâclées ou, quand le justiciable n'est pas venu, qu'il ait le sentiment que la justice ne lui a pas été rendue."

L'une des solutions pour rattraper le retard est de favoriser les procédures sans audience, principalement dans les juridictions civiles où le retard accumulé est plus important. Au pénal, la télé-audience, notamment pour la lecture de jugements, pour les demandes de mise en liberté et pour les audiences devant la chambre de l'instruction, est également de plus en plus utilisée. Si les avocats craignent une dégradation de la qualité de la justice et le manque d'humanité dans une justice rendue par écrans interposés, l'utilisation de cette technique pose un autre souci.

"On se confronte aux limites techniques, note Sophie Legrand, secrétaire générale du Syndicat de la Magistrature. L'outil ne fonctionne pas si la partie est à son domicile. Un outil de visioconférence avec accès depuis un ordinateur personnel a été développé mais les retours font état qu'à chaque fois qu'il a été testé, il n'a pas fonctionné. Cette technique n'est pas la solution miracle."

Des services paralysés par l'épidémie

Comme dans le reste de la société, l'institution judiciaire est touchée par la reprise de l'épidémie. Des masques ont été distribués. À la cour d'appel de Versailles, les parties sont autorisées à retirer leur masque lors de la prise de parole dans les procès. Dans certaines juridictions, plus à l'étroit, le port du masque est obligatoire en permanence, pouvant rendre difficile la compréhension et l'audibilité des débats. Dans d'autres, une "course" aux grandes salles a été lancée pour pouvoir faire respecter au maximum les gestes barrières.

Dans les services, les cas sont aussi nombreux. A Paris, le service de l'instruction a connu plusieurs cas, avec pour résultat le report ou l'annulation des actes de procédure demandés par les juges d'instruction. "Quand un magistrat est malade, c'est problématique car il est impossible de le remplacer au pied levé par un autre magistrat qui ne connaît pas le dossier", relève Sophie Legrand, du Syndicat de la Magistrature. Le procès de cinq pompiers, qui devait se tenir la semaine dernière devant la cour d'appel de Paris, a dû être reporté en raison de la contamination d'une assesseuse.

La représentante du syndicat note toutefois une absence de procédure claire lors de cas de contamination ou de cas-contact. "Lorsque des cas sont détectés, le chef de juridiction doit prendre contact avec l'agence de santé régionale, détaille-t-elle. Mais au final, il est assez seul, il a du mal à avoir des réponses. Dernièrement, des échos nous sont venus du tribunal de Nice, où on a eu l'impression que le chef n'avait pas de réponse claire, voire de soutien de sa hiérarchie."

La crainte d'une contamination de l'extérieur

Le procès des attentats de janvier 2015 a réveillé également des doutes. La semaine dernière encore, l'audience a dû être suspendue une après-midi après qu'un des accusés s'est senti mal dans le box de la salle d'audience. À cette occasion, les avocats de la défense ont révélé qu'aucun des 10 accusés, qui comparaissent détenus dans un box entourés chacun d'une escorte policière, n'avaient été testés avant le début du procès.

"C’est un sujet qui nous préoccupe tous, assurait la semaine dernière Eric Dupond-Moretti, le ministre de la Justice. Vous avez vu qu’à Paris le procès de l’Hypercacher a été suspendu. On est au gouvernement extrêmement vigilant sur ses questions. Il ne s’agit pas d’angoisser les gens, il ne s’agit pas de nous placer dans un climat anxiogène mais en même temps le gouvernement a la charge de la santé publique."

À Toulouse, des avocats ont saisi le tribunal administratif pour enjoindre l'administration à fournir aux détenus des masques dans les cas de carence, notamment dans les zones d'attente avant les parloirs, où plusieurs détenus sont mélangés, et pendant les ateliers sociaux-culturels, mais aussi pendant les promenades. La question des salles de visioconférence en prison a également été soulevée alors que ces espaces sont étroits et que le port du masque n'a pas été prévu. Le tribunal administratif de Toulouse a donné raison aux plaignants, mais le ministère de la Justice a fait appel. Le conseil d'Etat, compétent en appel en matière de droit administratif, doit trancher d'ici la fin de semaine.

"L'administration joue avec le feu", estime Me Paul Mathonnet, avocat du Syndicat des avocats de France, qui s'est associé à la requête des plaignants auprès du conseil d'Etat.

Une administration mal équipée

Une absence de consignes claires d'autant plus problématique que l'épidémie de coronavirus a mis en évidence un équipement mal adapté. "On est en 2020 avec un équipement de 1990, tranche Isabelle Besnier-Houben. Les personnes vulnérables, les personnes malades mais en capacité de travailler pourraient télétravailler, elles ne demandent que ça, mais nous ne sommes pas dotés informatiquement." En matière civile, les logiciels ne sont pas accessibles à distance. Les greffiers n'ont pas non plus l'autorisation de ramener des dossiers d'instruction à leur domicile, rendant impossible par exemple, la numérisation de documents.

Une pratique du télétravail qui a du mal à se démocratiser dans les juridictions, y compris pour ceux pour lesquels elle est possible. "Les magistrats, ceux du siège (les juges, NDLR) ont l'habitude de travailler à leur domicile, indique Sophie Legrand. Les parquetiers (les magistrats du parquet, procureur, par exemple, NDLR) sont ceux qui ont le plus d'outils pour travailler à distance, mais ce n'est pas dans leur tradition." La période de confinement va peut-être faire bouger les choses. Selon une étude menée à la sortie du confinement par le Syndicat de la Magistrature, les magistrats du parquet sont 80% à dire vouloir travailler davantage à domicile après cette période.

Un potentiel reconfinement fait aujourd'hui craindre un risque de saturation de l'institution judiciaire. "Nous craignons déjà que les juridictions s'épuisent, concède Sophie Legrand, qui suit de près la situation pour le Syndicat de la Magistrature. Elles ne tiendront pas au-delà de la fin de l'année." Côté greffier, le constat est le même. "Beaucoup de nos collègues sont au bord du burn-out", estime pour sa part Isabelle Besnier-Houben, qui plaide pour un remplacement des postes vacants.

La semaine dernière, le Premier ministre a annoncé une hausse de 8% du budget de la Justice. Le ministère, qui, contacté, n'a pas répondu à nos sollicitations, va disposer de 607 millions d'euros en plus qui seront notamment consacrés au recrutement de 1.100 fonctionnaires pour les tribunaux et 1.200 pour l'administration pénitentiaire, ainsi qu'une centaine de personnels pour la protection judiciaire de la jeunesse en 2021. L'objectif affiché par le garde des Sceaux est "de juger plus vite et mieux et de faire exécuter les peines plus rapidement et plus efficacement".

https://twitter.com/justinecj Justine Chevalier Journaliste police-justice BFMTV