"On apprend beaucoup aux femmes à souffrir en silence": Suzane revient avec "Millénium", un 3e album intime et révolté

Suzane, 2025. - Romain Garcin
Le rendez-vous est donné à Paris, dans un centre de danse. Juste après une répét', Suzane arrive, tout juste changée, à peine le temps de manger - sandwich triangle, à moitié entamé dans la main. "T'inquiète, j'ai l'habitude". On commence donc la rencontre sur un banc en bois, tout près d'une cafét', où déjeunent ses camarades.
Tout de noir vêtue - sweat à capuche, short et baskets - l'artiste de 34 ans porte son carré court, sa mèche blonde, son sourire au bord des yeux. Solaire dans la grisaille du dehors. "On se tutoie hein, c'est plus simple". Il y a chez Suzane, une drôle d'énergie. Une chaleur qui tranche avec ses habits du jour. Dans sa voix posée, une certaine urgence. Dans son propos réfléchi, un débit rapide. Cette envie de ne pas rester en place. Suzane fonce, à toute allure.
Son troisième album Millénium sorti ce vendredi 26 septembre, est à son image. Incandescent, avec une fougue mêlée de joie, une colère teintée d'espoir, chorégraphie anxieuse et irrépressible. Après avoir exploré la pop dans Caméo (2022), elle revient à ses premières amours, entre la variété française et la French Touch - une fresque sociale sur des sonorités électro. Et touche plein cœur.
"Je voulais retrouver une Suzane immersive, revenir à la petite serveuse qui se donne le droit de donner son avis sur le monde. Une portraitiste qui esquisse ses dessins, mais qui n'impose son interprétation à personne."
Comme pour Toï Toï (2020) - "album à l'écriture naïve" - Suzane reprend son carré court et sa combi'. Son électro hirsute, irrésistible pour le corps, les jambes, qui tremblent au fil de l'album. Ses textes qui claquent. Plus intimes, encore.
Le bouleversement de Je t'accuse
Millénium parle du premier quart de millénaire, évoque - entre autres - les millenials du point de vue d'une millenial. "Quand on grandit dans les années 1990, on se dit que les années 2000 seront incroyables, qu'il y aura des voitures volantes, rit-elle. Mais, quand on grandit, on se rend compte que la société s'assombrit aussi. J'essaye de raconter une époque - comme un marqueur de temps - avec, je l'espère, un peu d'espoir aussi."
Conteuse d'histoires vraies sur fond d'électro, Suzane revient à ses thèmes, dépeint la société "depuis sa rétine". Les travers de l'ultra-connectivité dans Humanoïdes. L'itinéraire d'une jeunesse qui a soif de sens dans Marche ou Rêve, T'as raté ou Un sens à tout à ça. Un peu d'amour aussi - loin des standards hétéronormés - dans Au grand jour.
Suzane parle des femmes, surtout. "Millénium, c'est aussi un clin d'œil aux films (inspirés de la saga de Stieg Larsson), dans lesquels la protagoniste se fait justice elle-même", remarque-t-elle, de sa voix grave.
Son single Je t'accuse en est le parfait exemple. Sorti en avril dernier, il devient une déflagration. La chanteuse de 34 ans dénonce les violences sexuelles qui persistent dans la société et s'ouvre sur le viol qu'elle a subi une dizaine d'années plus tôt.
"Mon cerveau a eu besoin de digérer, de sortir de la honte, de la culpabilité. Cette violence est longtemps restée comme un poids. On apprend beaucoup aux femmes à souffrir en silence, alors on met ce qui arrive de côté. Et à l'époque, je n'avais pas l'écriture, cet outil-là, pour en parler".
Après la cicatrisation - qui laisse, toujours, des marques -, vient le temps de la colère. Face à l'explosion du nombre d'affaires de violences sexistes et sexuelles, face à la parole qui se libère sans personne pour l'entendre, Suzane se révolte. Dans son texte, l'artiste pointe le silence des institutions, la silenciation des victimes. Les défaillances de la justice. Et rappelle, au cours de l'entretien, que 94% des plaintes pour viol sont classées sans suite.
À travers son "je", Suzane touche à l'universel, à tant d'expériences partagées par des femmes, des enfants, des hommes. Impossible, pour elle, de porter cette parole seule: "On entend beaucoup les agresseurs se défendre, mais pas assez les victimes." Pour son clip - réalisé par l'actrice et réalisatrice Andréa Bescond (Les Chatouilles), engagée contre les violences sexuelles -, elle lance un appel à témoignages, une manière d'humaniser les récits de violences sexuelles. Et ouvre une boîte mail dédiée. Les témoignages pleuvent, et ce "raz-de-marée" la dépasse.
"Je ne sais jamais si je dois m'en réjouir ou en être triste, que cette chanson parle à tant de gens. Je reçois des témoignages tous les jours d'enfants, de femmes, certaines âgées, qui ont occulté ce qui leur est arrivé, explique-t-elle. Le chamboulement que j'ai ressenti quand je l'ai écrite, quand je l'ai sortie, quand je l'ai tournée, prend tout son sens - j'espère que la chanson n'aura plus cette actualité dans dix ans."
La vidéo dévoile des visages inconnus, et d'autres plus médiatiques - entre autres, la comédienne Charlotte Arnould, qui accuse Gérard Depardieu de viols, Caroline Darian, la fille de Gisèle Pelicot, Muriel Robin, Catherine Ringer, Lyes Louffok.
"Sur le plateau, lorsque tout le monde est entré, avec sa pudeur, sa solitude, tout le monde savait ce que l'autre pouvait ressentir. Ce jour-là, nous ne formions qu'une seule entité, nous ne portions qu'un seul message. J'ai rarement eu des moments où j'ai senti une telle connexion entre des personnes qui ne se connaissent pas. Je n'avais jamais ressenti ça avant."
Des petits boulots
Suzane a la bougeotte. Et pas uniquement parce qu'elle a enchaîné 450 dates de concerts depuis Toï Toï. "Depuis petite, j'entends de la musique, je danse, même dans un supermarché", raconte-t-elle. Cette énergie se transforme, au fil des années, en rage au ventre, en désir de revanche. L'adolescence avignonnaise n'a pas été des plus aisées.
Petite fille parfaite, élève modèle, Océane Colom - son vrai nom - rêve de danse, s'inscrit au conservatoire. Avant d'en perdre, peu à peu, l'envie, contrainte par le regard posé sur elle, par les normes qui dessinent son corps de femme, de ballerine. "Je devais passer à la pesée tous les mercredis", se souvient-elle. Une obsession pour le poids dont elle parle dans Pas beaux, un titre de son premier album.
Mais, de plus en plus, l'autorité s'immisce, insidieuse, dans la vie de l'adolescente. Et devient de plus en plus intolérable. "Je perds un ami d'une rupture d'anévrisme en plein cours de danse. La prof me dit que je ne mérite pas d'aller à l'enterrement, parce que je ne travaille pas assez. Au lycée, la CPE me dit, quelques jours plus tard, qu'être artiste, ce n'est pas un métier. Et j'arrête un peu tout sur un coup de tête."
La jeune fille ne travaille plus en classe, sort en discothèque, découvre les amours lesbiennes en même temps que la French Touch au Privé. Daft Punk, Justice, Cassius, Miss Kittin s'ajoutent à la bande-son de son enfance - des chansons réalistes écoutées par sa grand-mère comme Brel, Barbara et Brassens aux stars du Hit Machine comme Mylène Farmer, en passant par Diam's sur Skyrock. Suzane se situe à la croisée de ses inspirations.
Au sortir de l'adolescence, elle enchaîne donc les petits boulots - club Med, supermarché, boulangerie, restaurants - desquels elle se fait virer pour insolence. Après une escale à Montpellier, elle part à Paris, trouve un travail de serveuse, observe les passants, consigne déjà des scènes de vie dans sa tête. Commence à composer sur un petit clavier, et raconte ces personnages qu'elle rencontre.
L'instinct, aux tripes, ne la quitte pas - peu importe le chemin qu'on essaye de lui faire emprunter. Peu importe les moqueries. Les reproches qu'on lui fait, sur sa voix racée, datée, à la Piaf. Elle devient Suzane sur scène - le nom de sa grand-mère avec un n en moins.
Porte-voix d'une génération anxieuse, de celles et ceux qui ne parlent pas, elle retrace cette route cabossée dans Marche ou rêve, et s'adresse à la jeunesse: "Peu importe qui vous parlera - une CPE, une meuf à la mission locale ou à Pôle emploi - la personne qui vous dira 'vous êtes fait pour ça et pas pour ça' - alors que vous, vous savez intérieurement où vous voulez aller, écoutez-vous."

Suzane suit son intuition, toujours. Elle vient de lancer son propre label en lien avec 3ème Bureau (Wagram Music) : Projet.s pour "projet secret ou projet Suzane". "Cela m'a permis de mieux maîtriser, de m'affirmer quand je n'étais pas d'accord, de mettre un peu plus de moi dans le disque à la fin", explique-t-elle. À terme, elle y voit aussi "une manière d'accompagner des jeunes artistes féminines dans un milieu très masculin". "Mais c'est clair que ça n'arrivera pas tout de suite, sourit-elle. Je dois encore défendre ma carrière. C'est juste une idée que j'ai en tête."
Des idées, justement, Suzane en a mille. Celle qui lit volontiers Virginie Despentes, Boris Vian ou récemment Nathacha Appanah, évoque son rapport à l'écriture, de plus en plus changeant. "J'aimerais écrire un livre un jour, mais je ne suis pas sûre d'en être capable", réfléchit-elle, à voix haute. Sa pensée comme ses gestes, toujours en mouvement. Avant de lire ses mots, il nous reste à les écouter.
Millénium de Suzane, réalisé avec Valentin Marlin, 26 septembre 2025 (Projet.s et 3ème Bureau). En tournée à partir du 13 novembre 2025, dont le Zénith de Paris, le 21 mars 2026.