"Goncharov", le faux film de Martin Scorsese né d'un mème qui enflamme les réseaux sociaux

Les cinéphiles se passionnent depuis une semaine pour Goncharov (1973), film perdu de Martin Scorsese au casting quatre étoiles (Robert De Niro, Al Pacino et Harvey Keitel). Seul bémol: ce film soi-disant tombé dans l'oubli après avoir été snobé lors de la 46e cérémonie des Oscars en 1974 n'existe pas.
Goncharov, qui s'est imposé dans le top des tendances sur Twitter et Tumblr, est une pure création d'internautes, qui ont monté de toutes pièces une mythologie autour de ce film fantôme, né d'un mème.
Tout est parti d'une photo publiée sur Tumblr, où l'on voit une paire de bottes conçue pour la sortie américaine de Gomorra de Matteo Garrone en 2009, qui avait été soutenue par Martin Scorsese. Sur la botte, Matteo Garrone est rebaptisé Matteo JWHJ0715. Le titre du film Gomorra est lui aussi mal orthographié en Goncharov - et un mème est né.

La mythologie est désormais si précise et si pointue, avec des dizaines d'articles analysant de fausses séquences, que beaucoup sont désormais persuadés que le film existe réellement.
"Meilleur film jamais réalisé sur la mafia"
De quoi parle Goncharov, selon leur imagination? À Naples, au début des années 1970, dans un monde où l'Union soviétique a disparu, Goncharov (qui serait joué par Robert de Niro), un tueur russe également gérant d'une discothèque, tente de se faire une place dans le milieu du crime organisé.
Alors que son mariage bat de l'aile avec sa femme Katya (Cybill Shepherd), il se rapproche d'un de ses amis, un banquier du nom d'Andrey (Harvey Keitel).
Pendant ce temps, Katya succombe aux avances d'une autre femme, Sofia (Sophia Loren). Un autre personnage marquant intervient alors: Ice Pick Joe (John Cazale), un tueur psychopathe assassinant ses victimes avec un pic à glace. Le film, qui s'articule autour du motif récurrent de l'horloge, se termine avec le meurtre de Goncharov par Katya avec l'aide de Ice Pik Joe.
Al Pacino (dans le rôle de Mario Ambrosini) et Gene Hackman (Valery Michailov) complètent la distribution de cette "histoire de crimes, de trahison et d'amour", qui est considérée comme le "meilleur film jamais réalisé sur la mafia", comme l'indiquent de fausses affiches publiées ces derniers jours sur les réseaux sociaux.
Des jeux vidéo créés par des internautes
Si le mème est connu depuis août 2020, c'est grâce à l'illustrateur tchèque Alex Korotchuk qu'il a enflammé les réseaux sociaux, lorsque ce dernier a imaginé le 19 novembre dernier une fausse affiche pour Goncharov. Les utilisateurs de Tumblr s'en sont aussitôt emparés pour élaborer très rapidement une mythologie autour du film.
En quelques jours, le site Archive of Our Own, dédié aux fans fictions, répertoriait déjà plus de 500 entrées. Deux jeux vidéo autour du film ont été créés par des internautes, selon le site Inverse. Plusieurs internautes ont composé des thèmes musicaux pour le film. Un musicien indien a même publié sa partition sur Tumblr. Et on ne compte plus les fausses VHS, bandes-annonces et les faux gifs.
Sur les réseaux sociaux, les internautes s'inspirent de scènes de films comme Le Parrain II pour donner vie à ce film imaginaire. Lynda Carter, l'inoubliable star de Wonder Woman dans les années 1970, s'est elle-même prise au jeu et a partagé une photo la montrant avec Henry Winkler, l'acteur de Fonzy, à une soi-disant avant-première de Goncharov à Los Angeles.
Réinterprétation queer
C'est surtout chez les illustrateurs que la fascination pour Goncharov semble le plus tenace. L'artiste Shouty s'est amusée à imaginer des scènes avec Sofia et Katya. "J'ai revu Goncharov (1973) et j'ai fait quelques dessins de mes scènes favorites", a écrit l'artiste sur Instagram. "Ces flash-back me brisent le cœur à chaque fois", lui a répondu une internaute. "Sofia et Katya auraient dû finir ensemble", a ajouté l'illustratrice.
De nombreux textes critiques analysant des scènes imaginaires de Goncharov ont commencé à fleurir. Certains textes sont allés jusqu'à décrypter les thématiques queers du film. De nombreux illustrateurs s'en sont inspirés pour proposer des réinterprétations gays de Goncharov.
"Goncharov était inexplicablement en avance sur son époque, et sa contribution à l'histoire du cinéma est remarquable. Rarement un film aura proposé autant d'histoires aussi variées et aussi interconnectées. C'est inimaginable que si peu de gens l'aient vu", a déclaré Tumblr sur son compte Twitter.
Sur le site Letterbox, qui compile des critiques de films écrites par des internautes cinéphiles, les administrateurs du site ont été contraints de supprimer plusieurs véritables critiques du faux film, rapporte le New York Times, qui cite des témoignages de cinéphiles tombés dans le panneau de Goncharov.
Alors que les internautes se prennent au jeu, certains commencent à trouver la situation déplaisante. En premier lieu, Neil Gaiman. Le célèbre romancier britannique, connu pour Sandman, reçoit depuis plusieurs jours sur les réseaux sociaux des messages de fans lui demandant son opinion sur Goncharov. "Par pitié, assez", a-t-il imploré.
Ce phénomène autour de Goncharov n'est pas rare sur Internet. Il y a quelques années, une fausse comédie musicale inspirée de Ratatouille avait rencontré un immense succès sur TikTok. De nombreux internautes ont également cru qu'un film intitulé Shazaam, avec le basketteur Shaquille O'Neal dans le rôle principal, existait réellement.
Ce phénomène, appelé aussi "effet Mandela", désigne "la mémoire collective d'une chose qui, dans la réalité communément admise, n'existe pas", note Le Temps, qui y voit une manifestation de la "post-vérité", "concept selon lequel nous serions entrés dans une période où l'opinion personnelle, l'idéologie, l'émotion, la croyance l'emportent sur la réalité des faits', selon Le Larousse.
Le phénomène n'est pas passé inaperçu de Martin Scorsese. Le réalisateur a lui-même été tenu informé de l'existence du film par sa fille Francesca, qui a publié sur TikTok une capture d'écran d'une conversation avec son père. "Tu as vu ça?", lui a-t-elle demandé. La réponse du maître a été sans appel: "Oui. J'ai fait ce film il y a bien des années."