Comment le manga et l'anime "Demon Slayer" ont conquis la France

Détail de la couverture du premier tome de "Demon Slayer" - Panini
Avec plus de 270.000 entrées en cinq jours d'exploitation, Demon Slayer: Le train de l'infini est le succès surprise de la réouverture des salles, talonnant de près Adieu les cons d'Albert Dupontel et devançant largement Tom et Jerry et Mandibules de Quentin Dupieux. Champion du box-office au Japon, où il a détrôné Le Voyage de Chihiro, mais aussi en Australie et aux Etats-Unis, le film confirme également en France la popularité de cette saga créée il y a cinq ans.
"Le succès du film s'explique à la fois par la qualité de la série, mais aussi par l'immense attente suscitée par cette sortie", explique Matthias Jambon-Puillet, directeur marketing de Wakanim, la plateforme qui diffuse l'anime Demon Slayer en France. "Là où d'autres films dérivés de séries d'animation sont des histoires parallèles sans conséquences, il est cette fois question d'une suite directe. Regarder la série, c'est vouloir voir le film. Et quelle opportunité extraordinaire que de prolonger la série au cinéma pour le spectateur!"
Selon lui, la fréquentation ne faiblit pas, malgré l'excitation des premiers jours: "La tendance se maintient, tout le monde est ravi et reconnaissant à la communauté des fans pour ces chiffres. Dans un contexte aussi particulier et difficile, c'est un merveilleux signal envoyé à tous les acteurs de l'animation."
Un premier rendez-vous raté en librairie
Ce succès est d'autant plus exceptionnel que Demon Slayer a raté son premier rendez-vous avec la France. Lancé en 2016 dans le magazine Shônen Jump par l'autrice Koyoharu Gotouge, Demon Slayer raconte la lutte du jeune Tanjiro pour sauver sa sœur Nezuko des griffes de démons.
Publiée un an plus tard aux éditions Panini sous le titre des Rôdeurs de la nuit, la série n'avait pas rencontré son public. Seulement trois tomes avaient été édités entre août 2017 et janvier 2018, avant un brutal arrêt de commercialisation en novembre 2018, faute de ventes. Selon Valentin Paquot, journaliste spécialisé dans le manga et l'animation japonaise, le titre des Rôdeurs de la nuit n'est pas en cause dans cet échec:
"A cette époque, les éditions Panini ne jouissaient pas d'une très bonne image: publications en souffrance, distribution un peu chaotique, focus plutôt sur la partie comics que sur la partie manga. Il y avait même des rumeurs de cession de la branche Manga. Chat échaudé craignant l'eau froide, de nombreux lecteurs se sont dit qu'ils allaient attendre de voir ce que l'éditeur ferait, si les sorties seraient suivies de manière stable."
L'arrivée le 6 avril 2019 de l’anime - ainsi que "des rumeurs d’offres de certains éditeurs à la direction de Panini pour racheter une partie de son catalogue", selon Valentin Paquot - rebat les cartes. Panini relance sa branche manga et en septembre 2019, Les Rôdeurs de la nuit, désormais baptisé Demon Slayer, ressort en librairie.

Porté par l’ambition de faire de la série l'un des shônen majeurs du marché français, Panini prévoit un gros dispositif pour fidéliser le public, avec la publication des cinq premiers tomes entre le 18 et le 27 novembre - et des jaquettes des tomes 1 à 3 offertes en librairie pour les détenteurs de l’ancienne édition. À partir de janvier 2020, le manga paraît au rythme régulier d'un tome tous les deux mois.
Une stratégie de reconquête efficace: depuis, plus de deux millions d'exemplaires ont été écoulés, dont la moitié en 2020 - soit une moyenne d'un tome vendu toutes les trente secondes en France! - et le premier tome a enregistré en 2020 la troisième meilleure vente de mangas.
"Nous sommes contents et nous avons choisi ce rythme accéléré pour remercier les fans d'être là - et pour acquérir de nouveaux lecteurs", indique Masahiro Choya, responsable de collection Manga chez Panini. "Ce succès est aussi lié à la qualité de l'histoire, qui est universelle. Toutes les tranches d'âge peuvent s'y projeter."
Une certaine noirceur
Malgré cette renaissance, le souvenir de l'échec des trois tomes des Rôdeurs de la nuit - désormais vendus à prix d'or en ligne - est tel que Panini refuse catégoriquement d'en parler. "Panini ne souhaite plus revenir sur le temps des Rôdeurs de la nuit", nous a-t-on indiqué. "Nous sommes désormais au tome 17 de Demon Slayer. Nous sommes loin des Rôdeurs." L'éditeur prévoit en effet cinq nouveautés autour de sa série phare en 2021. L'année 2022 devrait être aussi chargée, "voire plus".
De mémoire de lecteur de mangas, c’est la première fois "sur une période aussi courte et aussi sans changer d'éditeurs" qu’un échec se transforme aussi rapidement en succès, analyse Valentin Paquot, qui y voit aussi une conséquence de l'essor de Manga+, l'application de lecture gratuite de scan de mangas en anglais, "qui participe grandement à l'évangélisation et à la notoriété de certains titres":
"Deux comparaisons me viennent en tête: les JoJo's Bizarre Adventure qui eux aussi ont bénéficié d'un beau levier avec l'anime, mais dont la popularité s'est construite sur un temps plus long (et chez le même éditeur). Et plus récemment le succès des reprises chez Mangetsu d'une partie du catalogue de Junji Itō, alors que les ventes chez Tonkam étaient plutôt anecdotiques, et ce, bien que ce soit une très belle édition."
Demon Slayer fait partie avec The Promised Neverland (2016) et Jujutsu Kaisen (2018) de cette nouvelle génération de shônen (mangas pour garçons adolescents), qui n’hésitent pas à basculer dans une certaine noirceur. C’est ce qui a frappé Valentin Paquot, lorsqu’il a découvert le titre lors d’un voyage au Japon:
"Voir dans le Shônen Jump un titre aussi sombre m'avait agréablement surpris", se souvient-il. "J'ai bien aimé revoir une série avec des samouraïs dans un cadre fantastique mêlé à de la dark fantasy. Les personnages de Nezuko et d'Inosuké m’ont tout de suite plu. Elle, parce qu'elle n’est pas cantonnée à un rôle de princesse, et qu'elle n'est pas sexualisée. Lui, car il reprend les codes comiques des années 80-90, un peu à la Ryoga dans Ranma 1/2. Je me demande si le sanglier n'est pas un clin d'œil au cochon de Rumiko Takahashi d'ailleurs."
"Il y a une volonté chez Shônen Jump de se diversifier", commente de son côté Masahiro Choya. "Les lecteurs ont évolué, ils cherchent des titres plus sombres, très différents des séries traditionnelles du Jump. C'est le cas de Demon Slayer, mais aussi de Kaiju n°8, qui sortira bientôt [chez Kazé]."
"Cette quête noble touche toutes les générations"
La série dérivée du manga, disponible sur Wakanim, a aussi beaucoup contribué à la renommée de la série en France. "Nombre de nos abonnés nous ont rejoints pour Demon Slayer, et la série ne quitte pas le top des titres catalogues chez nous. Que l'anime booste le manga, et vice-versa, est indéniable, oui", acquiesce Matthias Jambon-Puillet. "L'influence est mutuelle", abonde Masahiro Choya.
La qualité de l’anime, réalisé par le studio Ufotable, explique aussi ce succès, poursuit-il: "Les thèmes sont maîtrisés, et l'anime vient rajouter toute une surcouche propre à ce média: l'animation, la musique, les voix. Tout vient créer une série unique, d'une qualité remarquable tant sur le fond que sur la forme."
Si les cinq premiers épisodes de l’anime ont été diffusés le 31 mars 2019 en avant-première au Grand Rex sous le titre Kimetsu no Yaiba: Kyōdai no kizuna, la première saison de Demon Slayer a vu son audience croître de manière régulière, et a commencé à exploser en termes de popularité à partir de l'épisode 19, "époustouflant au point de créer la curiosité dans des cercles plus larges", détaille Matthias Jambon-Puillet.
Comme L’Attaque des Titans, Demon Slayer séduit un large public, bien au-delà des fans de mangas: "C'est une série qui séduit plusieurs typologies de fans d'anime, chacun est attiré par des éléments différents. Ensuite, on a vu Demon Slayer être un vrai sujet chez les fans de jeux vidéo, et chez d'autres communautés adjacentes. On ne fait de toute façon pas de tels chiffres sans élargir!"
La deuxième saison, diffusée prochainement, devrait continuer de recruter un public toujours large. Bien que terminé en mai 2020, le manga n’a pas encore été adapté en entier sous forme de série - et un spin-off sur le personnage très populaire de Kyôjurô Rengoku a été annoncé.