Rencontre avec le mangaka Ryōichi Ikegami, le discret créateur de "Crying Freeman" et "Sanctuary"

Le mangaka Ryoichi Ikegami le 28 janvier 2023 au festival d'Angoulême - Yohan Bonnet
Il était l'un des trois invités d'honneur de la cinquantième édition du festival international de la BD d'Angoulême. Et le plus discret, malgré une œuvre baignée d'hémoglobine, plus encore que les récits du maître de l'horreur Junji Ito et ceux du créateur de L'Attaque des titans Hajime Isayama.
Créateur de Crying Freeman et Sanctuary, Ryōichi Ikegami, 78 ans, vient de célébrer ses 60 ans de carrière avec une rétrospective organisée jusqu'au 12 mars dans la ville de Charente. Un événement qui permet aux fans de cet auteur - fuyant les photographes, mais très volubile en interview - de découvrir ses planches originales.
Cette célébration touche le dessinateur, qui a passé sa carrière à s'effacer derrière les récits que lui concoctaient ses scénaristes. "Quand j'étais jeune, je regardais beaucoup de films français. Maintenant, je suis dans le pays où est né Alain Delon. Je ne peux pas être plus honoré. Je suis vraiment extrêmement reconnaissant", nous a-t-il confié.
"Je ne regrette rien"
La visite de l'exposition l'a remué: "Je me suis souvenu que j'avais tant dessiné! Je ne regrette rien. J'ai beaucoup travaillé en y mettant beaucoup de moi. Évidemment, il y a eu des périodes où j'ai été un peu perdu. En voyant l'arrivée de nouveaux auteurs, je ne savais pas quoi faire. Mais je suis certain d'avoir fait de mon mieux." Et d'ajouter:
"Parmi tous les mangas que j'ai dessinés, il y en a dont je suis fier, mais il y a aussi des œuvres que je n'arrive pas à relire aujourd'hui. Je pense que j'ai progressé sur le tas, au fil des publications."

Auteur d'une œuvre souvent jugée viriliste, marquée par une vision idéalisée de l'homme, montré comme une figure indépendante et rebelle, Ikegami a développé au fil des décennies un style immédiatement reconnaissable qui a fait de lui l'un des mangakas les plus appréciés de sa génération.
Une façon de penser
Devenu l'une des figures de proue du manga mainstream, Ryōichi Ikegami a débuté sa carrière dans l'underground. Il a appris son art aux côtés de Shigeru Mizuki et Yoshiharu Tsuge, figures du magazine Garo, alors pionnier du "gekiga" ("dessins dramatiques"), qui joue un rôle déterminant dans le développement du manga d'auteur.
Assistant de Shigeru Mizuki, connu au Japon pour avoir remis au goût du jour les Yokaï et autres créatures du folklore japonais, Ikegami a été marqué par "l'humour nihiliste" de son aîné, et sa ténacité: "Il avait perdu un bras à la guerre, mais c'était toujours quelqu'un de blagueur et d'optimisme."
Ikegami concède avoir découvert Mizuki - pourtant très populaire dans les années 1960 - en travaillant avec lui. "J'ai lu ses œuvres qui traînaient [dans le studio] et j'ai réalisé que j’étais arrivé chez un auteur de génie", se souvient-il. "Ce que j’ai appris chez lui, ce n'est pas un style graphique, mais plutôt une façon de penser."
Ikegami a davantage été marqué par le travail de Takao Saito, l'auteur de Golgo 13, manga lancé en 1968 où un tueur à gages opère dans le monde entier. Son style virtuose et son sens aigu de la composition lui doivent beaucoup: "Je dois beaucoup à Taiko Saito, qui était lui-même sous influence des comics américains."
"J'étais insolent"
Une de ses premières œuvres en tant que mangaka est une adaptation en manga de Spider-Man, qui paraît en 1970. Une œuvre sombre qui s'arrête après 21 chapitres: "C'était l'époque des grandes grèves étudiantes. La réalité était très dure et toutes les œuvres qui donnaient espoir, je les trouvais fausses", commente-t-il.
Le mangaka souhaitait aborder des problèmes de la société et il choisit alors de refuser Spider-Man: "J'étais insolent", reconnaît-il. "Je ne voulais pas dessiner de super-héros. C'est un éditeur plus âgé qui m'a convaincu en me disant que c'était un héros sans espoir, avec plein de problèmes. Ça m'a convaincu et je me suis lancé."
La série, dont plusieurs planches originales sont exposées à Angoulême, est devenue au fil des années culte. Elle devrait cependant rester inédite en France. "Maintenant que les droits sont chez Disney, c'est encore plus difficile", déplore Ikegami.
"Le héros devait être très beau"
À la fin des années 1980, Ikegami signe ses œuvres les plus illustres. Écrit par Kazuo Koike (Lady Snowblood, Lone Wolf and Cub), Crying Freeman (1988-1994) conte les aventures d'un tueur à gages qui pleure à chaque fois qu'il tue quelqu'un. Adapté au cinéma en 1996 par Christophe Gans, le manga sera réédité fin 2023 par Glénat.
"J'ai reçu un appel de Kazuo Koike, qui m'a expliqué le pitch au téléphone", se remémore Ikegami. "Il était particulièrement excité. En écoutant sa proposition, je me suis dit que le héros devait être très beau. Je pensais que ça serait quelque chose de nouveau, de frais. Je me souviens m’être donné beaucoup de mal pour dessiner ce héros."
Ecrit par Sho Fumimura, alias Buronson (Hokuto no Ken), Sanctuary (1990-1995) est un thriller sur le crime organisé au Japon. "Je voulais absolument que [le héros] soit un beau gosse. C’est l'influence de Crying Freeman sur Sanctuary. C'est grâce à Kazuo Koike, qui a su orienter mon style graphique vers ces hommes très beaux."
L'exposition organisée à Angoulême fait ainsi la part belle à des dizaines de dessins d'Ikegami où figurent des hommes d'une grande beauté, dotée d'une impressionnante musculature. Ces dessins montrent la fascination pour le corps masculin dans l'imaginaire de cet auteur, qui n'a cessé d'explorer des univers très masculins.
Adapté par Tim Burton?
Essentiellement connu pour ses histoires situées dans le milieu du crime japonais, Ikegami a aussi exploré d'autres genres, comme la comédie et la science-fiction. Mai, The Psychic Girl (1985-1986), une de ses rares séries futuristes, avec une héroïne dotée de super pouvoirs, a même failli être adaptée au cinéma.
"C’est ma première œuvre traduite en anglais", se souvient-il. "Tim Burton l'avait repérée et voulait l'adapter au cinéma. On était en pleine bulle économique. Sony se proposait de sortir beaucoup d'argent pour l'adapter au cinéma. J'étais très enthousiaste. Mais la bulle économique a éclaté et ça ne s’est pas fait."

Tout au long de sa carrière, Ikegami s'est mis au service des scénaristes. "Je suis incapable [d'écrire] des œuvres divertissantes capables de plaire au plus grand nombre. Je n'ai pas de talent pour ça. C’est pour ça que je travaille avec des scénaristes talentueux. Je n'ai aucun mérite", assure-t-il avec beaucoup d'autodérision.
Nouvelle collaboration
Plus récemment, il s'est aussi associé à Riichiro Inagaki, le scénariste de Dr. Stone, de 30 ans son cadet. Ensemble, ils publient depuis décembre 2020 Trillion Game, qui lui permet d'aborder la comédie, un registre rare dans son œuvre. Inagaki écrit et dessine des storyboards.
"Je n'avais presque rien à faire à part encrer! Je voulais refuser", révèle le dessinateur. "Mais mon talentueux éditeur était persuadé que le style divertissant de M. Inagaki et mon style plus classique combinés allaient donner une réaction chimique très intéressante et il m'a convaincu de le faire!"
Depuis ses débuts, le monde a beaucoup changé. Ikegami sait bien qu'il ne pourrait plus dessiner certains de ses mangas comme Sanctuary. "L'absurdité du monde politique ne change pas", assure-t-il. "Je pense que je pourrais encore le dessiner, mais pour que ça parle d'aujourd’hui, il serait difficile de ne le faire qu'avec des hommes."