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Bandes dessinées

Poils, fausse couche, charge mentale... comment les récits intimes au féminin s'imposent en BD

Détail de la couverture de la BD "Nos poils"

Détail de la couverture de la BD "Nos poils" - Casterman

Une nouvelle génération d'autrices de bande dessinée dynamitent les codes du 9e Art en abordant des sujets intimes inédits en BD, qui rencontrent un certain succès en librairie.

Depuis quelques semaines, un roman graphique de 248 pages, à la couverture vert fluo, trône en bonne place dans les rayons des librairies. Son titre? Nos Poils. Signé Lili Sohn, déjà autrice de Vagin Tonic, une BD sur l'anatomie féminine, il se trouve non loin d'Impénétrable, sur le vaginisme, de Jungle, sur l'autisme au féminin, de Chère maman, sur une mère toxique, et de Fausse couche, sur cette épreuve qui touche environ 200.000 femmes par an en France.

Autant de sujets qu'il aurait été impensable d'aborder il y a quelques années en BD, dans une industrie qui fonctionne essentiellement avec les classiques (Astérix, Lucky Luke), la SF et les récits de guerre. Une révolution qui permet aux autrices d'évoquer sans tabou des thématiques inédites dans des récits éloignés des recettes habituelles. Et qui rencontrent un certain succès en librairie.

"Quelque chose est en train de se transformer dans la BD", confirme l'éditrice Julie Souchal, qui vient de publier chez Glénat Sibylline de Sixtine Dano. Cette BD au graphisme envoûtant, sur une étudiante escort, a connu un succès fulgurant en février dernier, avec 3.500 exemplaires vendus au bout de trois semaines. Du jamais-vu pour un premier livre d'une autrice inconnue.

Plusieurs BD d'autrices abordant des sujets inédits comme les poils au féminin, les fausses couches ou encore le vaginisme.
Plusieurs BD d'autrices abordant des sujets inédits comme les poils au féminin, les fausses couches ou encore le vaginisme. © Casterman - Glénat - Le Lombard - La Ville brûle

"On traverse une époque passionnante, avec beaucoup d'autrices qui se lancent dans des récits très intimes et donc très politiques", renchérit David Groison, qui sort chez Bayard Blizzard – Là où l’oubli commence de Denise Dorrance, première BD d'une illustratrice américaine de 66 ans qui raconte la maladie d'Alzheimer de sa mère. Un thème déjà évoqué avec succès par Alix Garin en 2019 dans Ne m'oublie pas.

"La manière de Denise Dorrance de capter les regards pleins d'amour de sa mère quand elle la retrouve mais aussi son regard d'angoisse presque animal quand elle est perdue est d'une grande beauté", salue l'éditeur. 6.000 exemplaires seront mis à la vente dès la sortie le 2 avril. Un chiffre important qui témoigne de la réalité d'un marché qui voit désormais les choses en grand, même pour des autrices méconnues.

"Un vrai courage"

Publié en septembre dernier, En territoire ennemi, premier album de l'inconnue Carole Lobel, a fait sensation au dernier festival d'Angoulême. Ce témoignage glaçant sur la domination masculine et la toxicité du patriarcat, qui conduit inévitablement à l'extrême droite, a rencontré un grand succès en librairie. Le courage de ces autrices, qui exposent leurs blessures intimes dans ces récits graphiques, fait mouche.

"Il y a un vrai courage dans l'écriture", salue Juana Macari, directrice du festival BD à Bastia, où sera organisé du 3 avril au 3 mai l'exposition Voir à travers soi, consacrée à plusieurs récits intimes récents signées Alix Garin (Impénétrable), Claire Braud (La Chiâle), Clothilde Delacroix (Archéologie de l'intime), Aude Mermilliod (Éclore) et Édith Chambon (Ma famille imaginaire).

"Elles abordent des problématiques et des sujets essentiels féminins très durs à évoquer, y compris dans un cercle privé", poursuit la spécialiste. "Parler des accouchements de bébés prématurés, par césarienne, comme le fait Clothide Delacroix, c'est quelque chose dont on parle très peu alors que sa vie a été en jeu." Dans Ma famille imaginaire, Édith Chambon détaille sa ponction des ovocytes.

Plusieurs BD d'autrices abordant des sujets aussi variés que la maladie d'Alzheimer, le vagin et les violences conjugales.
Plusieurs BD d'autrices abordant des sujets aussi variés que la maladie d'Alzheimer, le vagin et les violences conjugales. © Bayard - L'Association - Casterman - Les Impressions nouvelles - Le Lombard - Dupuis

"Il y a des sujets très intimes qu'on a envie de voir aborder depuis longtemps. Autant s'en emparer!", s'exclame Lili Sohn. "On arrive aussi à un moment où les éditeurs constatent que ces BD sont viables économiquement. Et il y a enfin un public pour en parler. C'est un public qui ne lit pas forcément de la BD, mais c'est un public féminin très intéressé par ces sujets, car il y avait un vrai manque."

Ne pas être seules

Nos poils est ainsi né d'une réflexion lors de sa chimiothérapie pour son cancer du sein. "Quand j'ai perdu mes cheveux, mes poils, c'était très déstabilisant. Et j'ai attendu qu'ils reviennent... pour les enlever aussitôt! C'était très ambivalent comme sentiment. Quand j'ai vu le mouvement 'Januhairy', qui consiste à ne pas raser ni arracher un poil de son corps pendant un mois, ça m'a questionné et j'ai fait cette bande dessinée."

"Dans mon cas, si je parle de ces sujets, c'est parce que j'ai une volonté de pas être seule dans ces réflexions", enchaîne la dessinatrice. "Utiliser la première personne du singulier dans ces BD, c'est aussi une manière de faire sentir aux personnes qui nous lisent qu'elles ne sont pas seules, que d'autres personnes pensent comme elles. C'est l'intime qui devient politique."

Si de nombreuses autrices issue de la scène "underground", comme Aline Kominsky-Crumb, Liv Strömquist, Alison Bechdel et Julie Doucet, se sont déjà emparées de ces thématiques de manière très crue, le phénomène est seulement récent en France. Aurélie Aurita est une pionnière du genre avec Fraise et chocolat (2006-2007), succès au goût de souffre où elle raconte sans tabou ses relations amoureuses.

Plusieurs BD d'autrices abordant des sujets inédits comme la charge mentale, l'enfermement psychiatrique ou encore les ponctions d'ovocytes
Plusieurs BD d'autrices abordant des sujets inédits comme la charge mentale, l'enfermement psychiatrique ou encore les ponctions d'ovocytes © Casterman - L'Agrume - Dupuis - Lapin - Dargaud - Equateurs

Depuis, avec la nouvelle génération, une autre étape a été franchie. Ça va aller, mademoiselle relate ainsi le séjour de son autrice en hôpital psychiatrique. Autre récit d'inspiration autobiographique, Moi je, quarantaine d'Aude Picault aborde l'aliénation liée à la charge mentale et la manière dont elle écrase son quotidien. Et Catherine Gauthier évoque enfin son refus d'avoir des enfants dans Je pense que j'en aurai pas.

Débats de société

Ces BD désirent initier des débats de société. "La nouvelle génération a à cœur d'évoquer des sujets actuels", complète Julie Souchal. "Je travaille beaucoup avec des femmes et on s'adresse à des femmes. On propose des récits très contemporains dont certains ont vocation à nous faire réfléchir sur le monde actuel." "Ça m'a fait avancer dans mes réflexions", acquiesce Juana Macari.

Parce qu'elle permet d'informer sans mettre mal à l'aise le lecteur, la BD s'avère être le médium idéal pour aborder et vulgariser ces sujets. "Certaines thématiques sont plus difficiles à aborder de manière frontale par des images du réel", note Lili Sohn. "Avec le dessin, il y a un recul." La couverture vert fluo de Nos poils, qui va "à l'encontre du poil féminin qu'on veut toujours cacher", est plus efficace qu'un long discours.

"Avec mes BD, j'offre un premier questionnement, qui peut susciter chez les lectrices l'envie de faire une plus ample recherche", complète Lili Sohn. "J'ai beaucoup de retours pour Nos poils. Dans les festivals, beaucoup de femmes entre 30 et 60 ans viennent discuter de leur pratique du poil. Certaines veulent l'offrir à leurs ados et le lisent pour mieux les comprendre." De quoi créer une discussion hors du monde de la BD.

Avec l'exposition Voir à travers soi, Juana Macari espère aussi inciter le public de l'événement à s'engager et à prendre la parole sur ces sujets. "J’espère qu’il y aura un phénomène de projection, d'écho. On va convier aussi une association qui fait de la prévention sur la santé sexuelle et les violences sexistes et sexuelles pour accompagner l'exposition". La BD n'a jamais été autant en prise avec la société.

https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV