Pénélope Bagieu publie "Les Strates", sa BD la plus personnelle et la plus ambitieuse

La couverture des "Strates" de Pénélope Bagieu - Gallimard
Dix-huit mois après Sacrées sorcières, Pénélope Bagieu est déjà de retour avec Les Strates, son album le plus personnel et le plus ambitieux à ce jour, né par hasard au fil des années. Elle y évoque sans fard, dans une dizaine d'histoires douces-amères, son enfance, son adolescence et le début de sa vie d’adulte, ses relations avec sa famille, et les hommes et les abus dont elle a été victime.
"J’ai commencé par dessiner ces histoires pour moi", raconte la dessinatrice, devenue en quelques années une des figures emblématiques de la BD française. "C’était récréatif, par exemple lorsque je n’arrivais pas à avancer sur Sacrées sorcières ou que je ne faisais que de la promo pour Culottées et que j’avais besoin de dessiner quelque chose pour éviter de devenir folle."
Les histoires s’arrêtent à ses vingt ans. Pénélope Bagieu n’a pas souhaité raconter de récents, persuadée de ne pas avoir le recul nécessaire. "Je suis à peu près sûre que mon regard sur les histoires que je raconte dans Les Strates ne va plus changer. Mais peut-être que dans dix ans je me dirai que je ne me rendais pas compte de tout!" L’album n’a aucune vertu thérapeutique: "L’album ne peut exister que post-thérapie. Si ces histoires n’étaient pas démêlées, je ne pourrais pas les raconter."
Briser le cycle des abus
La mise en page de ces histoires est plus audacieuse que celle de ses albums précédents, plus instinctive aussi: "Je voulais raconter ces histoires telles qu'elles étaient dans ma tête. Si j’avais su que ce serait un livre, j’aurais travaillé autrement ces histoires. Je me serais dit que je devais mettre tout en forme pour que ce soit harmonieux."
Pour évoquer un souvenir d'abus, elle recourt ainsi à une succession de cases noires, où l’on distingue seulement des yeux. Un second souvenir d’abus est raconté en split-screen, pour faire écho avec un autre survenu quelques années après. "Ça me terrifiait de voir à quel point les histoires se reproduisaient à l’identique sans cesse et que l'on a les mêmes réactions de silence à dix ans et à seize ans." Une autre histoire, située à la fin de l’ouvrage, montre qu’il est parfois possible de briser ce cycle.
On retrouve dans Les Strates la rage de Florence Dupré La Tour dans Pucelle, son autobiographie dessinée où elle dénonce les violences faites aux femmes au cours de l’adolescence. "On la partage toutes et certaines d’entre nous en font des livres", indique Bagieu. "Pucelle m’a beaucoup remuée. J’ai été hyper admirative de son dessin et de sa capacité à aller convoquer des souvenirs hyper précis. J’ai ressenti pareil en lisant Nowhere Girl de Magali Le Huche."
Un album conçu en secret
Très personnel, Les Strates est aussi l'album le plus ambitieux de sa carrière. "Ça pourrait être une mise en danger si, systématiquement, je ne faisais pas un livre qui n'avait rien à voir avec le précédent. Ça devient une mise en danger comme un lundi", s’amuse la dessinatrice, qui après Culottée et Sacrées sorcières a voulu montrer qu’elle n’est pas qu'une autrice pour la jeunesse. "Ça devenait très junior. Je ne voulais pas qu’il y ait un précédent, que deux livres d'affilée conditionnent le suivant et m’obligent à rester dans cette voie-là. C'est pour ça que je n'aime pas faire des séries."
Les Strates est donc pour Pénélope Bagieu "un prototype", "une expérience". L’album a été conçu en secret. "C’est vraiment un livre que je voulais faire toute seule. J’ai voulu voir si je pouvais travailler différemment, si j’étais obligée de faire comme j’ai toujours cru qu’il fallait que je fasse."
Son éditeur a découvert les histoires en mars dernier, quand elles étaient terminées. "Je lui ai dit aussi que je ne voulais pas de retour. Dessiner sans rien montrer, ça ne m’était jamais arrivé. D’habitude, je fais valider mon travail toutes les trois pages, sinon je n’y arrive pas. J'ai trouvé hyper libérateur de faire quelque chose sans que ce soit dans une perspective éditoriale. C’était très joyeux de dessiner dans ces conditions. J’avais complètement oublié cette possibilité-là dans le fait de dessiner."
Mais elle n'a pas résisté à le faire lire à sa sœur, très présente dans les histoires, et à quelques amies très proches. Elle a été très contente de leur retour. "Je ne peux pas m’empêcher quand je dessine de vouloir savoir ce que les autres en pensent. Je n’arriverai peut-être jamais à le faire juste pour moi."
"Je n’ai pas du tout envie qu’on l’offre à des enfants"
Si graphiquement Les Strates s’inscrit dans la lignée de California Dreamin et ses planches dessinées au crayon à papier, l’autrice a privilégié l’iPad. "On peut faire le même effet que sur le papier et on est plus mobile. J’ai besoin de pouvoir travailler dans un cadre qui ne soit pas lié au travail. Surtout pour ce livre-là. Parfois, c’est parce que j’étais dans un train que tout d’un coup je pensais une histoires des Strates. Je ne veux plus travailler en atelier. Je ne veux plus être liée à un lieu."
Pénélope Bagieu refuse cependant de s’autoéditer, comme le fait Riad Sattouf. L’auteur des Cahiers d’Esther et de L’Arabe du futur, pour avoir un contrôle total sur la fabrication de ses œuvres, vient de créer sa société Les Films du Futur pour éditer sa BD Le Jeune Acteur, sur Vincent Lacoste. "Être vraiment toute seule ne m’intéresse pas, sinon je serais occupée à faire autre chose que mon travail", estime la dessinatrice.
Bagieu a endossé chez Gallimard le rôle de l’éditeur pour que l’objet-livre ne trahisse pas le fond. Elle voulait un livre aux allures de carnet moleskine pour le distinguer de ses précédents albums. La couverture noire semble avoir été faite à la main, au typex. "Je voulais que l’objet annonce la couleur, qu’il annonce une forme de proximité et qu’on ait aussi un doute et qu’on se demande si ce n’est pas un carnet."
L'autrice regrette en revanche l'autocollant "Par l’autrice des Culottées" sur la couverture. "J'espère que ça ne va pas faire penser aux gens que c’est le même registre. Je n’ai pas du tout envie qu’on l’offre à des enfants de 8 ans ou de 11 ans à Noël. Je n’aurais pas eu envie de lire des histoires d’agressions sexuelles à 11 ans. Ça pourra trouver un écho chez les ados, c’est sûr, et chez les parents. Je ne sais pas si j’aurais aimé lire ça à 11 ans."
Un album de Pénélope Bagieu sort en moyenne tous les dix-huit mois. Elle envisage toutefois de ralentir la cadence. "Je pense qu'il ne va pas y avoir de livres pendant un petit moment. J’ai juste envie de faire des images. J’ai envie de faire de la couleur, de la broderie. J’ai 40 ans dans deux mois. J’ai fait un livre juste avant. Je peux me concentrer sur d’autres trucs." Elle conserve la surprise, mais une chose est sûre: elle ne va pas continuer d’explorer ses strates.
Les Strates, Pénélope Bagieu, Gallimard, 144 pages, 22 euros.