Excréments, pets, pénis en érection... Comment la BD brise ses derniers tabous

Une scène de la BD "Les Gugusses en vacances" d'Emilie Gleason - Atrabile
Qui imagine un seul instant Spirou aller aux toilettes? Tintin pris de pétomanie? Blake et Mortimer nus sous la douche? Si la BD franco-belge a longtemps été prude, ce cycle touche désormais à sa fin. Dans Le Prolongement, de Gwendal Le Bec, en librairie le 9 avril, son héros, un octogénaire, affiche frontalement son sexe en érection. Du jamais vu chez son éditeur Casterman, qui publie par ailleurs Tintin et Martine.
"C'est vrai", réagit Gwendal Le Bec auprès de BFMTV. "Mais je n'ai jamais eu de remarque. Ils ne m'ont jamais fait sentir que ce n'était pas une bonne idée. Au contraire, ils m'ont encouragé."
"Le plus important, c'est le propos global", poursuit son éditeur, Néjib. "Il faut que ça ait un sens, que ça ne soit pas fait pour choquer. C'est la même question que l'on se pose lorsque l'on montre frontalement de la violence."
Longtemps soumise à une loi contrôlant les publications destinées à la jeunesse, appliquée avec un peu trop de zèle, la BD grand public s'est longtemps retenue de représenter frontalement excrément, urine, pet et sexe en érection. A l'inverse des récits pornographiques ou satiriques façon Gotlib (Rhââ Lovely). Mais les digues ont sauté depuis quelques années, avec l'essor de la BD de l'intime et d'une nouvelle génération d'auteurs et d'éditeurs.

"Je n'ai jamais vu la BD comme un médium où on devrait s'abstenir de parler de ça", reconnaît Gwendal Le Bec. "Il y a aussi un mouvement naturel aujourd'hui", renchérit Néjib. "On est pas mal influencé par ce qu'on voit en séries et au cinéma. C'est assez positif de dédramatiser ces choses-là." Preuve d'une décontraction vis-à-vis de cette thématique, un livre consacré aux pets en BD, Flatulences en cases, est paru en 2023.
"On n'y pensait pas avant"
Faut-il y voir un simple effet de génération? "C'est juste qu'on n'y pensait pas avant", commente Sophie Guerrive, l'autrice du livre jeunesse Crocus et le caca, un album dérivé de sa série comique Tulipe. "Il y a maintenant une plus grande attention portée aux détails du réel: on fait des biographies, des récits intimes, de la BD reportage. On a moins soif d'aventures qu'avant."
"On est aussi une génération qui a inventé le terme 'adulescence'. Toute cette immaturité fait partie des grands adultes que nous sommes maintenant. Les enfants ne sont plus les seuls à rire quand on dit le mot 'prout'. Ça marche aussi très bien sur nous", analyse Emilie Gleason, autrice de Ted, drôle de coco. "C'est un sujet pour lequel ça ne me déplairait pas de trouver une narration assez forte pour en faire une BD."
"Je pense qu'on peut faire un énorme récit d'aventures aux toilettes!", s'amuse encore l'autoproclamée "madame toilette dans la BD indée", qui "aime mettre le poing sur tout ce qui est tabou". La dessinatrice, qui vient de signer une collaboration avec le papier toilette Popee, a de qui tenir: son quadrisaïeul a rencontré le succès en vendant des toilettes au Mexique et sa grand-mère belge étudiait les selles humaines.
Pour Sophie Guerrive, ce phénomène est lié à une réflexion globale sur "l'importance" de montrer en BD "les choses qu'on n'y montrait jamais". Enjeu de taille tant il reste difficile, par exemple, de faire des excréments l'enjeu dramatique d'une histoire. Si le mangaka Junji Ito y est parvenu dans Le Souvenir de l'étron plus vrai que nature, la matière fécale reste surtout source de gags, de Cacas ratés à Fais chier.
"Je voulais que ce soit texturé"
Certains auteurs parviennent à trouver le bon équilibre. Le truculent Caca Room (2019), du Finlandais Roope Eronen, propose ainsi à travers l'histoire d'un chien qui répond à une offre d'emploi sur le caca un jeu avec les codes de la BD. Roope Eronen "s'amuse avec la composition des pages, le rythme, et crée des mises en abîme dans la bande dessinée elle-même", détaille sur son site son éditeur Misma.
Un exemple similaire se retrouve dans le loufoque Les Gugusse en vacances d'Emilie Gleason, en librairie ce vendredi 4 avril. Dans cette suite du multi-primé Ted, drôle de coco, sur le quotidien d'un jeune homme autiste, inspiré du vécu de son frère, l'autrice imagine une longue scène, qui s'étend sur plusieurs pages, où ses héros sont submergés par une marée d'eau usée où baignent des excréments.
Une séquence d'anthologie. "C'est la scène que j'ai le plus redessinée", révèle Emilie Gleason, qui a réfléchi jusqu'à la bonne couleur pour les selles. "Je voulais que ce soit texturé, sans que ce soit trop dégueu ou trop cartoonesque." Car dessiner des excréments, "c'est très sérieux! À défaut d'avoir l'odeur, tous les moyens sont bons pour amener le caca au lecteur."

Sentiment partagé par Florence Cestac dans son récent Démon de mamie, où une grand-mère est confrontée à la diarrhée de sa petite-fille. L'occasion pour la créatrice des Déblok, Grand Prix d'Angoulême, de dessiner de la matière fécale, qui prend sous sa plume la forme de petites éclaboussures marrons. "Ça gratte!", lance la fillette, prise d'une envie irrépressible, en terminant sa besogne sur le sol.
"On peut dire beaucoup du transit de chacun"
Des selles humaines aux excréments d'animaux, il n'y a qu'un pas. Dans son autobiographie Cruelle, Florence Dupré La Tour se souvient de sa fascination pour la matière fécale de sa tortue Pépita. Et Élisa Marraudino se rappelle de son côté dans Bébé Fille 2, recueil de ses souvenirs d'enfance, d'un rêve où elle déguste un "brownie de caca". "Caca" dessiné dans la tradition enfantine, en forme de petit chou.
En accédant à un tel niveau d'intimité, la BD offre aux lecteurs une meilleure compréhension de ses personnages. Car en BD, où chaque planche et chaque case peuvent nécessiter des heures de travail, rien n'est jamais laissé au hasard. Et tout est bon pour caractériser les héros d'albums à la pagination de plus en plus longue. Et quel meilleur endroit que les toilettes pour connaître intimement une personne?
"On peut dire beaucoup du transit de chacun", confirme Emilie Gleason. "Le ventre est le deuxième cerveau. Tout ce qui passe par le transit, c'est autant de ressorts comiques pour faire comprendre des émotions." "On a des personnages éthérés (en BD)", complète Sophie Guerrive. "Pour les rendre plus vivants, il faut les ancrer dans un environnement quotidien. Ça rend les personnages plus sympas de les montrer ainsi."

Dans La Crevette de Zidrou et Paul Salomone, c'est au cabinet que le micropénis du héros est révélé. Une scène cruciale pour amorcer cette comédie romantique dénonçant le diktat des apparences. Dans le polar Marcie de Cati Baur, l'héroïne, une quinqua désabusée devenant détective privée à son licenciement, apparaît aussi sur le trône. Une manière de mêler le quotidien à la promesse d'un destin extraordinaire.
Choqués par des choses dessinées
Il en va de même avec la nudité frontale du Prolongement. "Quand la scène de sexe arrive, elle dit quelque chose sur les rapports entre les personnages, elle fait avancer le récit. J'aurais pu dessiner de façon moins graphique, mais le récit en avait besoin", assure Gwendal Le Bec. "Je voulais montrer que les vieux ont aussi une sexualité, que ce n'est pas une chose dégoûtante."
Car l'album, situé dans une société obnubilée par la chirurgie esthétique, et où chacun peut régénérer son propre corps, propose avant tout une réflexion sur la vieillesse et l'obsolescence programmée du corps humain. "Dans une histoire avec des adolescents, j'aurais évidemment dessiné ça différemment, car c'est un âge où on est plus maladroit avec sa sexualité. Je l'aurais représenté de manière moins frontale."
Mais Gwendal Le Bec a conscience que son approche frontale, bien qu'acceptée par ses éditeurs, peut choquer. "Même si mon récit est assez mainstream, je sais que je ne vais pas toucher tout le monde. Des gens peuvent être choqués par des choses dessinées. Dans le New York Times, j'ai par exemple dû illustrer un article sur des sex toys sans être phallique car ça aurait pu choquer - mais c'était aux États-Unis."
En France, les éditeurs sont moins frileux. Dans un futur album de Seccotine, un personnage de l'univers de Spirou, Sophie Guerrive montrera son héroïne "sur les toilettes", annonce-t-elle. "C'était censé être dans un Spirou, mais ce sera dans un Seccotine! Au départ, c'était Spirou qui était censé être aux toilettes tout en parlant avec Fantasio qui est dans la pièce d'à côté. Mais on a changé." Une révolution à la fois.