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Bandes dessinées

Alice Guy, l’histoire secrète de la première réalisatrice racontée en BD

La réalisatrice Alice Guy dessinée par Catel

La réalisatrice Alice Guy dessinée par Catel - Casterman

Après Kiki de Montparnasse, Olympes de Gouges et Joséphine Baker, la dessinatrice Catel et le scénariste José-Louis Bocquet se penchent sur le parcours d'Alice Guy, la cofondatrice de Gaumont et la première femme à diriger un studio de cinéma.

Elle est la première réalisatrice de l'histoire et pourtant son parcours reste méconnu. La cinéaste Alice Guy, qui fut également la première femme à diriger un studio de cinéma, au début du XXe siècle, fait l'objet d'une BD de Catel et José-Louis Bocquet qui sort ce mercredi.

Pour le duo, qui a déjà consacré plusieurs romans graphiques aux "clandestines de l’histoire", ces femmes qui comme Kiki de Montparnasse ou Olympes de Gouges "ont marqué le monde et n’ont pas été retenues dans les livres d’histoire", il était indispensable de rendre hommage à cette pionnière du 7e Art:

"Alice Guy s’inscrit parfaitement dans ce programme puisque c’est la première réalisatrice de cinéma et elle a fondé la Gaumont avec Léon Gaumont", souligne Catel. "Tout le monde connaît Gaumont, mais personne ne connaît Alice Guy! Elle a fait plus de 500 films. Elle est devenue une productrice extrêmement célèbre aux Etats-Unis. Elle a innové dans plein de domaines au cinéma. C’était très surprenant qu’elle n’ait pas sa place dans la grande histoire du cinéma."

Une vie bien remplie

Alice Guy n'a jamais été autant d'actualité. Ses films sont désormais étudiés dans les facs de cinéma et certains sont disponibles en DVD. "On continue même de retrouver des films d’Alice Guy que personne n’avait jamais vu!", s'enthousiasme José-Louis Bocquet. "La première filmographie d’Alice Guy a d'ailleurs été établie sans que personne n’ait vu les films, puisqu’ils avaient tous disparu!"

"Alice Guy", BD de Catel et Bocquet
"Alice Guy", BD de Catel et Bocquet © Casterman

Comment reconstituer la carrière d'une réalisatrice dont on ignore une partie de la filmographie? Catel et José-Louis Bocquet se sont appuyés sur ses mémoires et une documentation réunie par le journaliste Francis Lacassin, qui a rencontré la réalisatrice à la fin de sa vie. On découvre au fil des pages de leur BD une vie bien remplie, mais aussi les débuts du cinéma, à l'époque où c'est encore une attraction de foire. Le dessin de Catel, tout en souplesse, réhaussé par des nuances de gris, reconstitue habilement l'ambiance de la Belle époque.

L'ouvrage est plus facile d'accès que les précédents titres du duo. Sans doute est-ce dû à la personnalité d'Alice Guy, analyse Catel: "Le personnage est moins sexuel, moins sulfureux. Alice Guy ne cherchait pas à se marier. A 30 ans, elle était encore célibataire. Elle était passionnée par son art, focalisée sur sa création. Jusqu’à la fin de sa vie, c’est le cinéma qui l'habite."

Sa carrière débute très tôt, en 1896, un an après l'invention du cinéma. Elle a seulement 23 ans lorsqu'elle réalise son premier film, La Fée aux choux, où "une fée sort des bébés de choux fabriqués en bois", s'amuse Catel. La BD la montre au travail, manches relevées, hurlant "action" dans un mégaphone et jetant des rats sur un acteur pour les besoins d'une scène. Une image qui touche la dessinatrice: "L’histoire manque de ces modèles pour les jeunes filles."

Première femme à diriger un studio

Première réalisatrice de l'histoire du cinéma, Alice Guy fut aussi la première femme à diriger un studio, Solax Film, fondé en 1910 aux Etats-Unis. Productrice la mieux payée de l'époque, Alice Guy a réalisé plus de 500 films dans tous les genres: mélodrame, documentaire, western, péplum, comédie, "avec toujours comme fil directeur sa vision du monde et les rôles qu’elle donne aux femmes, qui ne sont jamais des caricatures", précise José-Louis Bocquet.

En 1906, Alice Guy tourne Madame à des envies, un des premiers films montrant une femme enceinte. Comme l'explique l'universitaire Iris Brey dans le livre Sous nos yeux: petit manifeste pour une révolution du regard, Alice Guy invente pour ce film "le gros plan à des fins dramatiques" dans une séquence où son héroïne dévore une sucette à la forme équivoque. La même année, Alice Guy réalise Les Résultats du féminisme, comédie de sept minutes qui présente une vision inversée du monde:

"Elle propose un monde où les hommes font le ménage, la vaisselle, la couture tandis que les femmes rentrent de l’entreprise, s’asseoient, fument, embrassent les hommes, leur forcent la main. Cela fait rire à l'époque car ça semble surréaliste, mais personne ne prend la mesure de son propos, qui est très visionnaire. Il y a des femmes fortes dans tous ses films. Elle se projette dans ses personnages", analyse Catel.

En 1912, Alice Guy signe enfin A Fool and His Money, premier film de l'histoire du cinéma avec un casting intégralement noir. Considéré comme disparu, le film a été retrouvé par hasard en 2018. "Son histoire est passionnante", indique José-Louis Bocquet.

"Alice Guy souhaite diriger un acteur noir avec des acteurs (blancs) de sa propre compagnie. Ils sont d’accord pour être grimés comme cela est l’usage à l’époque, mais ce qui leur pose problème est de jouer avec un acteur noir." Alice Guy fait alors le choix révolutionnaire de conserver le comédien noir qu'elle avait engagé et de faire appel à des acteurs noirs.

"Ce n'était pas vraiment un problème pour elle: en France, elle a déjà tourné avec des acteurs noirs. Elle est cependant très étonnée que ça pose problème aux Etats-Unis, où le film fait d'ailleurs un four", note José-Louis Bocquet.

"Prise pour une emmerdeuse"

La fin de la vie d'Alice Guy est bien plus tragique. Son studio brûle et les dettes s'accumulent. Sa vie professionnelle s’arrête en 1922 à son retour en France. En retraite anticipée, Alice Guy réduit son activité et suit sa fille de poste en poste. Cette deuxième partie de vie est une tragédie. "Elle ne retrouve pas ses films, elle est seule, elle est oubliée", résume Catel. Une détresse qu'elle restitue grâce à la mise en page: les chapitres sont de plus en plus brefs et les sauts de temps de plus en plus importants.

"Le fait qu’elle ait été une femme ne l’aide pas du tout, ni d'avoir fait carrière aux Etats-Unis", analyse Catel. "Pour le cinéma français, elle est d’un autre monde. Elle était reconnue aux Etats-Unis, mais elle a eu un mal fou à s'imposer en France. Elle remettait les hommes à leur place. Elle était prise pour une emmerdeuse. Elle n’arrivait pas à se faire entendre, à se faire respecter."
Un extrait de la BD "Alice Guy" de Catel et Bocquet
Un extrait de la BD "Alice Guy" de Catel et Bocquet © Casterman

Léon Gaumont "oublie" ainsi de la mentionner dans le livre retraçant la fondation du studio à la marguerite. Personne ne souhaite financer ses projets de film ou publier ses mémoires. "Elle commence à écrire ses mémoires dès les années quarante. Elles seront publiées vingt ans après sa mort", révèle José-Louis Bocquet. Sa mort en 1968 passe en toute logique inaperçue. Lorsque Francis Lacassin lui consacre un article en 1971, il ignore qu'elle est déjà décédée depuis trois ans.

Alice Guy bientôt au Panthéon?

Il y a cinq ans, en 2016, Catel et Bocquet ont consacré une BD à Joséphine Baker, qui va entrer le 30 novembre au Panthéon. A quand le tour d'Alice Guy? "Ce serait bien", répond Catel. "Elle laisse un matrimoine et une réflexion sur le cinéma. Le problème, c’est que si elle va au Panthéon, pourquoi pas Méliès et les frères Lumières?" Selon la dessinatrice, plusieurs femmes mériteraient d’y aller, à commencer par Olympe de Gouges:

"Elle a quand même écrit les droits de la femme et de la citoyenne à la Révolution française - où elle demandait juste l’égalité entre les hommes et les femmes. Elle a dit des choses d’une évidence et d’une force qui n’ont pas été égalés depuis. Il faudrait vraiment qu’elle y soit. Alice Guy, d’un point de vue créativité, devrait y être aussi."

En attendant ce jour, Catel et José-Louis Bocquet se lancent dans la biographie dessinée d'une nouvelle héroïne: Anita Conti (1899-1997), océanographe et première écologiste qui alerta le monde sur la pollution et la surpêche dès les années trente.

Alice Guy, Catel et Bocquet, Casterman, 400 pages, 24,95 euros.

https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV