TOUT COMPRENDRE - Pourquoi l'organisation d'un "Koh-Lanta" à la prison de Fresnes fait polémique

C'est un jeu qui ne passe pas. Vendredi, une vidéo est postée sur YouTube montrant des détenus et des surveillants de la prison de Fresnes, dans le Val-de-Marne, s'affronter dans une parodie du jeu télévisé Koh-Lanta de TF1.
Le jeu, appelé "Kohlantess", met en scène des courses de karting, des jeux d'eau et d'autres épreuves au centre pénitencier, dans une ambiance décrite comme "bonne enfant" par l'intégralité des personnes concernées. Les images, filmées fin juillet, ont été jugées choquantes et épinglées par une partie de la classe politique à droite et à l'extrême droite, jusqu'à être questionnées par des élus de la majorité ou même à gauche. Si une enquête a été diligentée par le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, le fait que son ministère ait été, tout ou partie, mis au courant de l'organisation de ce jeu, interroge également.
• Que montre la vidéo?
Vendredi, une vidéo de 25 minutes est publiée sur YouTube. Elle montre trois équipes, l'une constituée de détenus, la deuxième de surveillants de la prison de Fresnes, et la troisième de jeunes de cité, s'affronter dans le cadre d'un jeu filmé dans le centre pénitencier.
Djibril Dramé, le jeune créateur et présentateur de l'émission promet une "émission très spéciale" et une "expérience de fou". Inspirée par le célèbre jeu télévisé Koh-Lanta, elle comporte plusieurs épreuves dont un quiz, une course de karting et plusieurs jeux d'eau. Le résultat donne une vidéo filmée de façon léchée à grand renfort d'effets visuels, de musique rythmée et régulièrement ponctuée par les rires des participants.
La vidéo n'est pas la première du genre. Elle fait partie d'une série d'émissions, toutes publiées sur la même chaîne YouTube. Une précédente production avait été partagée le 11 juillet dernier et avait vu s'affronter jeunes et policiers, sur le même principe. Elle était cette fois tournée dans une cité.
• Pourquoi cette compétition a-t-elle été organisée?
Pour le présentateur de l'émission, l'objectif est de "sensibiliser les jeunes et les moins jeunes" à la question des détenus. "D'accord, toutes les personnes qui sont là le sont pour une bonne raison et la voie de la réinsertion passe par le travail en prison, mais on a aussi un devoir de ne pas les mettre de côté", déclare-t-il au début de la vidéo tournée à Fresnes.
Au-delà des activités, l'idée du jeu est d'encourager des populations qui se côtoient peu, ou alors principalement dans des contextes pesants, de partager des moments ludiques ensemble. "Ça nous a fait un peu bizarre de nous retrouver avec les détenus dans un jeu. Ils ont joué le jeu, ils ont été respectueux", reconnaît un surveillant.
En se faisant côtoyer jeunes et détenus, l'émission ambitionne aussi de changer le regard sur les détenus et de montrer les réalités de la vie derrière les barreaux. "La prison, c'est pas un jeu (...). On est enfermé 22 heures sur 24", rappelle un détenu.
Elle permet aussi de mettre en avant le travail de plusieurs causes, puisque chaque équipe défend une association de son choix: le relais enfants-parents, Arc-en-Ciel, qui vient en aide aux enfants malades, et Unitess, qui fait le lien entre des jeunes de quartier et les institutions.
• Quelles sont les critiques?
Peu après la parution de la vidéo, dont certains extraits sont partagés sur Twitter sans contexte, plusieurs voix s'insurgent, d'abord à l'extrême droite. La vice-présidente RN de l'Assemblée nationale Hélène Laporte déplore que des "activités estivales" soient organisées en prison.
"Pendant ce temps-là, un enfant sur trois ne part pas en vacances par manque de moyens financiers. Les contribuables seront heureux de voir où part leur argent", s'agace-t-elle.
À droite, des critiques se font également entendre. "Nos prisons ne sont pas des colonies de vacances. (...) Où est le respect pour les victimes et leurs familles qui voient ces délinquants s’amuser?", s'insurge le député LR Éric Ciotti.
Le ministre de la Justice se saisit lui-aussi de l'affaire, évoquant des "images choquantes". "La lutte contre la récidive passe par la réinsertion mais certainement pas par le karting!", clame-t-il. Il annonce avoir ordonné une enquête administrative pour que "toute la lumière soit faite" sur l'événement.
Une décision saluée par Eduardo Rihan Cypel, porte-parole de Territoire de Progrès, parti social-démocrate de la majorité présidentielle. Le responsable politique s'inquiète que la vidéo crée une "confusion" auprès des internautes.
"Autant je suis pour la réinsertion, (...) mais je ne crois pas que la prison soit le lieu d'un spectacle à vocation télévisuelle", déplore-t-il sur notre chaîne.
À gauche, Raphaëlle Rémy-Leleu, conseillère et porte-parole EELV regrette sur BFMTV que l'événement ait donné lieu à une vidéo spectaculaire, créant un "décalage total avec l'image de la réalité des prisons". Elle rappelle que le quotidien des détenus est bien éloigné de ce que montre la vidéo, évoquant les conditions de vie "indignes" que connaissent nombre d'entre eux.
• Qu'en disent ses défenseurs?
Du côté de certains syndicats d'agents pénitentiaires, on salue l'initiative. Les détenus de la vidéo ont été choisis parmi des "hommes inscrits à l’école de l’établissement, tous condamnés à de courtes peines", précise d'abord dans le JDD Jean-Christophe Petit, surveillant et représentant syndical Ufap à Fresnes.
Outre sa dimension caritative, il rappelle l'importance de la réinsertion des détenus. "On les enferme vingt-trois heures sur vingt-quatre et on arrête tout? Ils ressortiront comment?", fait-il mine de s'interroger.
Dominique Simonnot, contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, souligne pour sa part que nombre d'activités ont régulièrement lieu en prison, du match au foot à la sortie en VTT, sans qu'elles ne donnent lieu à des controverses.
Une partie de la classe politique reproche par ailleurs à Éric Dupond-Moretti de monter le sujet en épingle. Quand la sénatrice écologiste Esther Benbassa l'accuse de "céder à la droite et à l'extrême droite", la députée Nupes Sandrine Rousseau estime qu'"après deux canicules et des conditions indignes de surpopulation, le scandale n’est pas là".
• Le ministère de la Justice pouvait-il ne pas être au courant?
Alors que les critiques pleuvent, y compris de la part du ministre de la Justice, le producteur de l'émission raconte au micro de BFMTV que le tournage de l'émission s'est fait en toute transparence.
"À aucun moment on a pris au dépourvu quiconque, tout le monde était au courant de notre action, on a eu des validations, nous avons signé une convention entre nos parties et l'administration pénitentiaire", assure Enzo Angelosanto.
Contacté par BFMTV, le ministère de la Justice a indiqué que la tenue de cette activité avait bien été validée, notamment parce qu'elle a été organisée au profit d'associations. La mention d'une épreuve de karting était également précisée dans les documents, ce qui ne signifie pas que le ministre lui-même était au courant.
Concernant la vidéo, le ministère assure que les images diffusées ne correspondent pas à celles qui ont été acceptées. Selon les informations de BFMTV, une V4 de la vidéo, soit une quatrième version du montage original, avait été validée par l'administration.
En tout cas, le tournage de l'émission ne s'est pas du tout fait en catimini, bien au contraire. L'événement avait été annoncé par nos confrères du Le Parisien le 28 juillet dernier. Les participants, le lieu de tournage et la nature des activités y sont détaillés.