"Les rues pleines de cadavres": des Syriens témoignent des massacres de civils alaouites et chrétiens

Une région qui a basculé dans l'horreur. Les habitants de la côte syrienne sont frappés depuis le 6 mars dernier par une vague de violences inédites depuis la chute de Bachar al-Assad et l'arrivée au pouvoir du groupe islamiste HTS.
D'après l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH), qui dispose d'un vaste réseau de sources en Syrie, le nombre total de victimes civiles s'élève à 1.068, "y compris des femmes et des enfants". L'ONG évoque des "meurtres, des exécutions sommaires et des opérations de nettoyage ethnique".
Cachés dans une salle de bains
Les violences ont été déclenchées par une attaque sanglante le 6 mars de partisans du président déchu contre des forces de sécurité à Jablé, près de Lattaquié. La ville est le berceau de la minorité alaouite, branche de l'islam chiite dont est issu le clan Assad.

Les autorités ont envoyé des renforts dans les provinces voisines de Lattaquié et Tartous, pour soutenir des opérations des forces de sécurité contre les pro-Assad. Si environ 481 membres des forces de sécurité et combattants pro-Assad ont péri, selon l'OSDH, ce sont bien les civils qui ont payé le plus lourd tribut.
Pendant deux jours, Rihab Kamel, membre de la communauté alaouite, s'est cachée avec sa famille dans la salle de bains de leur maison dans la ville portuaire de Banias. "Nous avons éteint les lumières et nous nous sommes cachés", explique à l'AFP cette mère de famille de 35 ans, qui a dû finalement quitter sa maison.
"Quand nous avons pu fuir notre quartier d'Al-Qoussour, nous avons vu les rues pleines de cadavres", dit-elle depuis une région en Syrie proche de la frontière libanaise où une famille chrétienne l'a abritée.
"Quel est le crime des enfants? Sont-ils eux aussi des partisans du régime (déchu)?", se demande-t-elle, assurant que "la communauté alaouite est innocente".
"Ils sont tous morts"
Sur la côte syrienne, les témoignages de liquidations méthodiques se succèdent. Toujours à Banias, Samir Haïdar a échappé à la mort de justesse: il a pu fuir juste avant l'arrivée d'hommes armés, mais ses deux frères et son neveu n'ont pas eu cette chance. Cet alaouite de 67 ans a passé plus de dix ans dans les geôles d'Assad auquel il était opposé, ainsi que ses frères.
Il raconte avoir entendu des explosions et des tirs le vendredi matin avec l'arrivée des forces qui se sont déployées dans la ville, parmi lesquelles "des combattants étrangers", selon lui. "Ils sont entrés dans l'immeuble et ont tué mon seul voisin (...) Si j'avais tardé de cinq minutes, je serais mort", dit à l'AFP cet homme qui s'est réfugié avec sa femme et ses deux enfants dans un quartier sunnite de la ville.
Cent mètres plus loin, les hommes armés sont entrés dans l'immeuble où habitait son frère. "Ils ont rassemblé tous les hommes sur le toit et leur ont tiré dessus. Tous sont morts, dont mon frère." Son deuxième frère, âgé de 74 ans, a aussi été tué avec son fils et d'autres hommes de leur bâtiment.
À al-Haffah, autre ville du littoral, Wala raconte au New York Times avoir été réveillé vendredi par des coups de feu à l'aube. Par la fenêtre sa chambre, elle a vu des dizaines de personnes courir dans la rue, encore en pyjamas. Derrière eux, des hommes en uniformes verts les poursuivaient, avant d'ouvrir de le feu. Wala a vu quatre corps tomber au sol. "Je n'arrivais pas à croire ce que je voyais. J'étais terrifiée", déclare la jeune femme de 29 ans.
"Des corps à la mer"
Dans la grande ville côtière de Lattaquié, des habitants ont rapporté à l'AFP que des groupes armés avaient enlevé plusieurs alaouites, retrouvés morts ensuite. Parmi eux, Yasser Sabbouh, directeur de la Maison de la Culture, un organisme étatique, dont le corps a été jeté devant son domicile.
À quelques kilomètres plus au sud, dans la ville de Jablé, un habitant qui a requis l'anonymat a appelé l'AFP en pleurs, terrorisé par les groupes armés qui ont pris le contrôle de la ville. "Plus de cinquante personnes, des membres de ma famille et des amis, ont été tués. Ils ont ramassé les corps avec des bulldozers et les ont enterrés dans des fosses communes", ajoute-t-il. "Ils ont même jeté des corps à la mer."
Le caractère confessionnel des massacres ne fait pas de doute. "La première question posée aux points de contrôle est de savoir si nous sommes alaouites", a déclaré à Middle East Eye un homme fuyant les violences.
Lors d'un sermon dimanche, le patriarche orthodoxe d'Antioche, Jean X, a relevé que les "massacres avaient aussi visé "de nombreux chrétiens innocents". La majorité des victimes "étaient des civils innocents et désarmés dont des femmes et des enfants", a-t-il affirmé.
Des assaillants "inconnus"
Face à la haine, certains Syriens s'entraident, peu importe leur religion. Ali, un habitant de Banias, a été accueilli avec sa famille par leurs voisins sunnites, la même branche de l'islam que celle du groupe HTS.
"Nous avons vécu ensemble pendant des années, alaouites, sunnites et chrétiens. Nous n'avons jamais connu cela", témoigne Ali.
Qui sont les auteurs de ces violences? Les hommes armés qui ont sévi sur la côte syrienne n'ont pas formellement été identifiés. "C'étaient des inconnus, je ne peux pas identifier leur identité ou leur langue, mais ils semblaient être ouzbeks ou tchétchènes", a indiqué à la BBC Ayman Fares, vivant dans le quartier allaouite de Banias.
Selon le chercheur Aron Lund, du centre de réflexion Century International, la flambée de violence témoigne de la "fragilité du gouvernement" de Ahmed al-Charaa, qui s'appuie "sur des jihadistes radicaux qui considèrent les alaouites comme des ennemis de Dieu".
Même si le nouveau leader syrien a promis de protéger les minorités, cette ligne n'est pas nécessairement partagée par l'ensemble des factions qui opèrent sous son commandement, a souligné Aron Lund auprès de l'AFP.
Ahmad al-Chareh a promis de poursuivre les responsables de "l'effusion de sang de civils". Ce lundi, son gouvernement a annoncé la fin de l'opération militaire dans l'ouest du pays, la qualifiant de "succès".