Héritage soviétique, francophilie ancienne: pourquoi tant d'Ukrainiens parlent-ils français?

Drapeaux français et ukrainiens mêlés lors d'une manifestation pro-ukrainienne en août 2022 à Paris. - Emmanuel Dunand
Depuis des députés - comme par exemple Lesia Vasylenko, ou encore Oleksiy Goncharov - jusqu'à des particuliers - à l'image d'Ievgueny Lutsenko, habitant de Kharkiv -, les interlocuteurs ukrainiens parlant un excellent français se succèdent sur l'antenne de BFMTV depuis le début du conflit.
Une (relative) francophonie, malgré les 2400 km qui séparent Kiev de Paris et les histoires nationales qu'on pense tout aussi éloignées.
300.000 étudiants
Combien sont-ils au total? Sur le site de l'ambassade de France à Kiev, on lit que 275.000 jeunes Ukrainiens apprennent le français au primaire ou dans le secondaire, dont 14.000 dans des écoles à "enseignement approfondi" (avec un nombre d'heures de cours hebdomadaires plus que doublé).
Dans le supérieur, ils sont 39.000 à en avoir fait leur première ou seconde langue étrangère. À côté de ces cursus généraux, des universités techniques présentent un français plus spécifique, articulé autour du vocabulaire relevant par exemple de l'ingénierie ou du génie civil.
On trouve encore 5000 Ukrainiens s'attelant au français le long d'un chemin de traverse - dans une Alliance française ou auprès de l'Institut français d'Ukraine de Kiev. Enfin, une trentaine de filières forment les professeurs de français de demain qui, à leur tour, alimenteront cette tendance.
En tout et pour tout, le nombre de ces étudiants se porte un peu au-dessus des 300.000, un étiage qui semble modeste. Sauf qu'il propulse le français à la troisième position des langues étrangères étudiées en Ukraine après l'anglais et l'allemand. Le Russe, qui, jusqu'à l'invasion du moins, dominait notamment dans l'est du pays, n'est pas pris en compte dans ce palmarès.
Legs soviétique
Sans remonter jusqu'au mariage de la princesse Anne de Kiev avec notre roi Henri Ier (vers 1050, tout de même), l'historien Alexandre Riou invite à reculer d'un pas et à se pencher sur les dernières décennies de l'Union soviétique. "Le français est déjà la troisième langue d’enseignement étrangère après l’allemand et l’anglais", précise ce spécialiste de l’histoire politique et sociale de l’Europe centrale et orientale contemporaine.
Un état de fait qui n'a rien de fortuit, bien sûr, et repose alors sur deux jambes des plus solides. "Entre la fin des années 1950 et le début des années 1960, la coopération entre la France et l’Union soviétique se renforce", expose Alexandre Riou, par ailleurs cadre du think tank L'Hétairie. "Autour de deux enjeux, la question du livre - avec notamment la mise en place de mécanismes de traduction - et la question linguistique."
C'est cette dernière qui s'avère décisive. Car, concrètement, ce partenariat dope l'enseignement du français dans le système éducatif de l'URSS. "Il y a une statistique de 1976: 14% des élèves apprennent le français", pointe d'abord Alexandre Riou qui double ce premier chiffre d'une enquête menée en 1972 par le régime soviétique sur les cours de langues dans les écoles de Moscou". Conclusion? "Sur 75 écoles moscovites, 48 enseignent l’anglais, 14 l’allemand, et dans 13 écoles – où sont inscrits 6000 élèves – c’est le français qui est enseigné".
Certes, on parle ici de la seule Moscou, et de la partie proprement russe du bloc communiste, mais le distinguo avec l'Ukraine n'a pas lieu d'être.
"On trouvait ce système dans l’ensemble de l’URSS, l’Ukraine ne faisait pas exception et elle devait suivre le même schéma", argumente l'historien.
Signe de distinction
Schéma bien mystérieux d'ailleurs, mais profondément enraciné. La littérature slave montre ainsi qu'il est déjà de coutume de s'exprimer en français dans la bonne société au XIXe siècle. Le Guerre et paix de Léon Tolstoï regorge en effet de notes "en français dans le texte" lors des échanges entre aristocrates de la cour d'Alexandre Ier.
Mais cette francophonie très particulière a bon dos selon notre interlocuteur. "Il y a certes cette longue tradition depuis plusieurs siècles", débute Alexandre Riou. "Mais il n’y a aucune raison pour que le français occupe une telle place dans l’enseignement et de manière continue dans l’ensemble de l’URSS, contrairement à l’anglais – avec les enjeux liés à la guerre froide – et à l’allemand – pour les échanges avec la RDA."
Il faut bien, pourtant, tenter de comprendre les tenants et les aboutissants de cette prévalence française.
"C’était un signe de distinction que de maîtriser le français", avance Alexandre Riou en guise de premier élément d'explication.
Un signe qui a la peau dure: "La France a beaucoup régressé devant l’hégémonie américaine en tant qu’État dans la globalisation mais elle parvient à se hisser grâce à l’attraction exercée par sa culture."
Singularité ukrainienne
Autre permanence du passé jusque dans notre époque: la pratique du français n'est pas uniforme. Actuellement, les cours de français sont plutôt dispensés dans les grands centres urbains, remarque l'historien: "Cette prédominance de l’apprentissage du français dans les grands centres urbains pourrait faire penser à un élitisme."
En tirant la conséquence logique de ce tableau, on pourrait donc imaginer qu'il en va de même pour toutes les villes de l'ancien empire des Tsars et les ex-républiques socialistes de l'Union soviétique, du moins dans sa partie européenne.
Mais Alexandre Riou incline plutôt en faveur d'une singularité ukrainienne dans cette relation au français. "L’Ukraine a une unité historique datant du Xe siècle mais une géographie très mouvante. Et jusqu’en 1938-1939, un morceau appartenait à la Pologne, un autre à la Tchécoslovaquie. Je formule l’hypothèse que la prédominance du français est plus importante dans ces régions historiquement plus francophiles", postule-t-il.
Vers un renouveau du français?
Ce panorama historique impose une dernière question: assiste-t-on à la queue de comète d'une habitude destinée à se perdre dans la mondialisation, les replis identitaires, ou peut-on espérer voir cette passerelle langagière faire le pont encore longtemps entre nos deux pays?
La réponse d'Alexandre Riou incite à l'optimisme: "Ça se maintient, y compris parmi les jeunes générations. On trouve toujours une valorisation admirative de la culture française. Ça ne va pas s’effacer. Des liens séculaires ne s’effacent pas comme ça".
Et l'historien parie même sur un renouveau du goût ukrainien pour le français: "C’est un phénomène qui pourrait arriver naturellement. La population voit bien que les grandes puissances, les Européens, n’ont pas un instant remis en cause leur loyauté envers l’Ukraine agressée.
"Les réfugiés ukrainiens en France et qui reviendraient au pays induiront peut-être de nouvelles dynamiques linguistiques", ajoute-t-il.
Vérifier l'hypothèse exige un peu de patience. Il faut auparavant que l'Ukraine retrouve la paix.
