Ilias, 76 ans, dealer à Athènes: "depuis la crise, le marché a explosé"

Ilias, dealer de drogue à Athènes et témoin de la montée de la toxicomanie dans la capitale grecque. - Daphné Cagnard - Celsa
Sur un trottoir de la place Exarchia, une des plaques tournantes de la drogue à Athènes, Ilias attend le client en enfilant des perles multicolores. Le front sale et ridé de ce "grec d'origine gypsie", comme il se décrit, se plisse et les fils s'emmêlent: "j'ai l'esprit embrouillé à cause du cannabis, je vais attendre un peu", souffle-t-il. Il vit sur cette portion de bitume depuis dix ans, avec pour seules affaires une couverture et un sac à dos. Et dans sa poche, un kilo d'herbe attend d'être revendu, à prix d'ami ou à prix d'or, c'est selon. "C'est 20 euros pour les touristes", explique-t-il en riant.
La drogue, produit dérivé de la crise
Ilias l'avoue, son petit commerce marche plutôt bien. S'il vit dans la rue, c'est par choix. Après le meurtre de sa femme et un autre crime qu'il préfère taire, il a passé 40 ans en prison. "On était à plusieurs dans une petite cellule, mais j'ai appris deux choses: l'anglais, et la confection de bijoux en perles. Vivre à l'air libre, c'est ce qui peut m'arriver de mieux, confesse-t-il. Je vois des gens, je parle et je vends." Et sa petite entreprise marche plutôt bien. "Depuis la crise, le marché a explosé. Il y a beaucoup plus de demandes, et on a pu augmenter les prix", se réjouit-il.
Les saisies de cannabis par la police ont bondi de plus de 65% en un an. Selon l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (EMCDDA), le nombre de drogués a beaucoup augmenté depuis 2008. "En 2012, une des plus fortes hausses de traitement de substitution a été observée en Grèce", note ainsi l'observatoire. Par rapport à 2011, 45% de toxicomanes supplémentaires ont demandé de l'aide aux centres spécialisés. Certes, les unités de traitement se sont multipliées: de 25 en 2000, elles sont passées à 103 en 2012. Mais les aides de l'Etat ne suivent pas et les principales institutions anti-drogues doivent revoir leur budget à la baisse. Les deux principales organisations, Okana et Kethea, ont respectivement dû réduire leurs dépenses de 15 et 33 % en 2012. Dans l'unité drogue de l'Hôpital psychiatrique d'Athènes, 30% de l'enveloppe globale leur ont été retirés entre 2009 et 2012.
"Ici il y a beaucoup de migrants: des Afghans, des Pakistanais, des Albanais. Mais il y a aussi beaucoup de gens qui ont perdu leur travail. Celui-là, explique le papi dealer en montrant un homme allongé sur un banc, il était ingénieur. Maintenant, pour lui, plus de boulot, plus de femme, plus de voiture. Seulement la rue et la dope." Quelques heures d'oubli par intraveineuse, un comportement autodestructeur qui inquiète l'EMCDDA. Dans son dernier rapport, il affirme que "ces dernières années d'austérité ont affecté le secteur de la santé, et plus particulièrement celui de la santé mentale, qui comprend les problématiques de drogues. La récession économique a engendré un double problème: d'un côté, les instituts ont moins de ressources, de l'autre, les personnes vulnérables comme les toxicomanes commencent à représenter un large problème, et la détérioration de leur statut social et sanitaire connaît un pic maximal."
La Sisa, cocaïne du pauvre et du diable
"Je ne vends que du cannabis", assure Ilias. Il en fume aussi, en grande quantité: il aura inhalé trois joints en deux heures. Un joint roulé de ses doigts gourds et noirs, quatre ou cinq grandes inspirations, l'affaire est réglée. "Ça m'aide à passer le temps et à ne plus penser à ma vie derrière les barreaux. Je ne touche pas aux autres drogues, j'en ai vu beaucoup devenir fous à lier", explique-t-il. De l'autre côté de la place, certains aspirent la fumée sortie des bongs, d'autres se piquent. A Athènes, ils seraient près de 6.000 toxicomanes à opter pour l'intraveineuse, selon l'Organisation anti-drogues Okana. Selon l'ami d'Ilias, un vendeur de drogue bangladais de 21 ans, "ils prennent de la Sisa, ils n'en ont plus pour longtemps. C'est la pire drogue au monde, elle rend les gens très violents. Ils peuvent tuer sans s'en rendre compte, elle mange les chairs et le cerveau."
La Sisa est apparue en 2011 dans les rues d'Athènes. Pour un gramme, il faut compter entre 3 et 10 euros: un stimulant au rabais beaucoup moins cher que la cocaïne, qui se vend entre 35 et 120 euros le gramme, selon une étude de l' EMCDDA. L'observatoire a d'ailleurs noté que "la présence de drogués aux méthamphétamines en Grèce a connu une augmentation fulgurante en 2012. Cela découle sûrement de l'apparition de cette nouvelle drogue psychoactive". Une situation alarmante qui amuse Ilias. "Faites attention, le chien en prend aussi, s'esclaffe-t-il en montrant une niche, à cinq mètres de son pré-carré. Il y en a qui le piquent, du coup, parfois, il agresse les passants. Une fois, il a emporté le mollet de quelqu'un. Mais moi et mes copains, il nous connaît."
Hausse du sida
La seule chose qui fait réellement peur à Ilias, c'est la bagarre. Il dit n'avoir que des amis sur la place Exarchia, mais certains perdent la tête et des étrangers peuvent venir. Il s'est déjà fait battre plusieurs fois. "Le froid, la maladie, ça ne m'atteint pas. Le sida? Aucun risque, je ne me pique pas et personne ne veut être ma petite amie. Par contre, il y a une flopée de malades dans le coin, mais ils vont sûrement mourir d'autre chose!", assène-t-il dans un grand éclat de rire.
En 2012, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a alerté les autorités sur l'épidémie de VIH chez les drogués. Cette année-là, plus de la moitié des nouveaux cas étaient des toxicomanes. C'est 35 fois plus qu'en 2010, où seuls 15 cas avaient été répertoriés. Pour l'instant, le phénomène reste concentré sur Athènes. Certains organismes, comme Médecins du monde ou le Centre national du Rétrovirus, distribuent des seringues stériles dans les quartiers les plus touchés. Une moyenne de 50 par toxicomane et par an, alors que le double serait nécessaire. La crise est aussi passée par là. Ilias, papi, dealer et drogué esquisse un large sourire. Ces problèmes-là, il les noie dans une fumée opaque et odorante. Avec l'argent de la revente, il pense pouvoir se payer quelques jours à la mer. "Dès que j'ai assez, direction l'Italie ou la Crète: un petit bout de plage, un hôtel tranquille. Et puis quand je n'ai plus de sous, je rentre ici. Je garde toujours quelques billets pour le retour et les perles." Une rêverie qui le réveille de sa torpeur. Vite, il reprend le patron, le fil et les perles. Si tout se passe bien, il va pouvoir finir son bijou préféré: une petite coccinelle à accrocher en broche.
Article publié sur Newsgreek.fr, le projet des étudiants en journalisme du Celsa à Athènes, en partenariat avec BFMTV.com.