L'Allemagne divisée sur le ministère de la "Patrie"

De gauche à droite: Olaf Scholz, le ministre des Finances, Angela Merkel, la chancelière, et le ministre de l'Intérieur, Horst Seehofer le 12 mars 2018 - Tobias Schwarz-AFP
Glorifier culotte de peau et Dirndl pour contrer l'extrême droite? La création d'un ministère de la "Heimat", entre patrie et terroir, qui fut détourné sous le nazisme, suscite la polémique en Allemagne.
"Nous redoutons qu'il encourage la division et l'exclusion"
C'est une curiosité du gouvernement de coalition entre sociaux-démocrates et conservateurs qui débute officiellement mercredi: un super-ministère de l'Intérieur et de la "Patrie". À sa tête, Horst Seehofer, président de la très conservatrice Union chrétienne-sociale (CSU), alliée aux démocrates-chrétiens d'Angela Merkel.
L'initiative a été prise par ce petit parti bavarois, menacé sur ses terres par la poussée de l'extrême droite de l'Alternative pour l'Allemagne (AfD) alors que s'y profilent des élections régionales en octobre. "Ce n'est qu'une concession à l'AfD!" critique le co-président des écologistes. Il est "absurde" de penser qu'on puisse ainsi atténuer les craintes des électeurs de ce parti, argumente-t-il.
L'inquiétude pointe aussi dans la plus grande communauté immigrée du pays, les Turcs. "Nous redoutons qu'il encourage la division et l'exclusion, plutôt que la cohésion et le sentiment d'appartenance", estime le président de la Communauté turque, rappelant que le mot fut instrumentalisé par les Nazis dans leur doctrine raciale "du sol et du sang".
"S'adresser aux électeurs de droite dure"
"Heimat" est un concept à la fois émotionnel et identitaire: difficilement traduisible, il recoupe des notions comme la patrie, le pays d'origine, la terre ou plus généralement l'endroit où l'on se sent chez soi. Il garde un caractère très "provincial", contrairement à "l'identité nationale", élevée au rang de ministère en France entre 2007 et 2009 et qui illustrait une "vision d'ensemble pour toute la nation", indique Sophie Schönberger, professeur de droit à l'université de Constance.
"Heimat" décrit aussi un mouvement cinématographique de terroir en vogue dans les années 1950, avec pour trame des histoires d'amour dans un cadre germanique bucolique. Entretemps, le pays est devenu multiculturel après l'arrivée à l'ouest dans les années 1960 des travailleurs étrangers, surtout turcs. Et il a accueilli depuis 2015 plus d'un million de réfugiés en provenance de Syrie ou d'Afghanistan.
Le concept ne renvoie "pas seulement aux robes Dirndl et aux Lederhosen" (culottes de peau), ces tenues traditionnelles bavaroises ou autrichiennes, se défend Horst Seehofer. Il s'agit selon le président de la CSU d'aider au développement des communes appauvries souffrant d'un vieillissement de leur population. Des zones situées particulièrement dans l'ancienne RDA communiste, où l'AfD a réalisé ses meilleurs scores aux élections.
"On est en droit de supposer qu'il s'agit d'une tentative de s'adresser aux électeurs de droite dure", estime toutefois Sophie Schönberger.
"C'est du vent"
La démarche s'inscrit en effet dans la "révolution conservatrice" réclamée par la CSU. Famille, "racines chrétiennes", et patrie comme "stabilité culturelle" en sont les maîtres-mots, selon l'un de ses fers de lance. Des aspirations partagées par beaucoup aussi dans le parti de centre-droit d'Angela Merkel, la CDU. La ligne centriste de la chancelière, au pouvoir depuis douze ans, et sa politique migratoire longtemps généreuse, sont jugées responsables de la percée de l'extrême droite par l'aile dure de son mouvement.
Le pouvoir réel de ce nouveau ministère est toutefois mis en doute. "C'est du vent", affirme Sophie Schönberger. On peut comprendre qu'un tel portefeuille existe au niveau régional -comme en Bavière et en Rhénanie du nord-Westphalie-, mais "au niveau national, il ne peut rien faire" car dans le système fédéraliste allemand, les communes et les Länder sont responsables des investissements sur leur territoire.
"Pour freiner l'élan des populistes de droite, les responsables politiques doivent de nouveau se battre afin que les gens retrouvent le contrôle sur leur vie et le sentiment d'appartenir à une communauté", argumente Marc Saxer, de la Fondation Friedrich-Ebert, proche des sociaux-démocrates.