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Claude Ponti: "Cacher la réalité aux enfants, c’est en faire des infirmes"

Claude Ponti

Claude Ponti - Ecole des Loisirs

Le célèbre auteur pour enfants publie un nouveau livre à l’occasion d’une exposition que le Musée d’Orsay consacre au sculpteur et illustrateur Léopold Chauveau, un de ses pères spirituels.

Auteur de plus de 70 albums écoulés à 7,5 millions d'exemplaires en français, Claude Ponti est resté modeste et curieux. À l’âge de 71 ans, il vient de se découvrir un père spirituel dont il ignorait l’existence: le sculpteur et illustrateur Léopold Chauveau (1870-1940), avec qui il partage un amour des monstres. Le travail de cet artiste méconnu est exposé jusqu’au 28 juin au Musée d’Orsay à Paris.

Claude Ponti, dont le style semble être hérité de celui de Léopold Chauveau, lui a rendu hommage dans son nouveau livre, Voyage au pays des monstres. Il y convoque les créatures de son aîné, mais aussi Max et les Maximonstres, Little Nemo, Alice au pays des merveilles. Avec ces personnages, cet auteur qui s’amuse sans cesse avec l’orthographe pour inventer de nouveaux mots invite à regarder la réalité autrement.

Toujours en train de jongler avec plusieurs histoires, il donne quelques clefs pour comprendre son univers onirique qui lui permet d’exprimer sa rage face aux injustices du monde.

Léopold Chauveau
Léopold Chauveau © Musée d'Orsay

Qu’avez-vous ressenti en découvrant l’œuvre de Léopold Chauveau, avec qui vous semblez avoir des affinités artistiques? 

Je ne le connaissais pas mais j’ai eu l’impression d’être immédiatement familier avec son travail, d’y retrouver quantité de choses qui m’intéressent et d’avoir affaire à une personne extraordinaire capable de sculpter, de peindre, de dessiner et d’écrire pour les enfants et pour les adultes. Ce qu’il a écrit pour les enfants aux débuts des années vingt est très moderne, très juste. Ça ne prend pas les enfants pour des andouilles. 

Vous partagez un goût pour les monstres…

On n’a pas tout à fait les mêmes monstres. Ses monstres sont très étranges. Ils sont silencieux et ne sont pas agressifs. C’est une part souffrante de lui, mais qui apporte de l’apaisement. Mes monstres, en général, sont des obstacles dans l’histoire que je raconte. J’ai une variété de monstres: les monstres faussement gentils, les monstres hypocrites, les monstres qui ne peuvent pas s’empêcher d’être des monstres.

Dans Voyage au pays des monstres, vous intégrez à votre univers les monstres de Léopold Chauveau…

C’était assez compliqué, parce que je ne peux pas me mettre à la place de Léopold Chauveau. Ses monstres sont très complexes. Léopold Chauveau était un grand chirurgien et a participé aux premiers pas de la chirurgie réparatrice pendant la guerre de 14. Il a une connaissance anatomique très profonde et ses monstres n’ont aucune possibilité d'existence. Ils ne peuvent pas avoir de squelette ou des muscles. C’est fascinant cette capacité d’aller au-delà de ce qui est possible. C’est inspirant et c’est déroutant. 

Vous avez donné des noms à ses monstres: l’Effassenssonge, Cœur-Penché, Louramour, Bec de Calme... Vous avez souvent dit que c’était difficile pour vous de trouver ces noms. C’est toujours le cas après plus de 70 livres?

C’est encore plus difficile! Quand je dessine, il y a des jours où ça va et des jours où ça ne va pas. Parfois ces mots viennent tout seul. D’autres fois, il faut plusieurs jours pour que ça vienne. Il faut faire des listes, travailler dans un champ sémantique particulier pour aller voir ce qu’on peut tirer. Il y a quelque chose d’intéressant dans le fait de prendre des concepts, des idées ou des objets différents et de les assembler pour en faire autre chose. 

Vous fonctionnez en associant les sons...

C’est de cette manière que les enfants appréhendent le langage quand ils sont tout petits. Ils essayent de comprendre comment ça marche. Ils essayent de dire ce qu’ils ressentent. Au début, ils n’ont aucune connaissance de l’histoire de la langue et de l’étymologie, mais des bribes, des associations de sons et de sens qui leur paraissent arbitraires. Quand ils ont besoin de dire quelque chose, ils fabriquent assez facilement des mots. C’est ce que j’essaye de retranscrire. 
Claude Ponti
Claude Ponti © Ecole des Loisirs

Votre credo est de ne jamais cacher la réalité aux enfants. Pourquoi? 

Ça n’a aucun sens de parler aux enfants comme si le monde était autrement que ce qu’il est. C’est de l’anti-construction de soi. Les enfants ont besoin de savoir ce qu’est le monde réel. Ils ont besoin évidemment de protection, de soutien, etc. mais leur cacher la réalité c’est en faire des infirmes. 

C’est pour cette raison que vous n’aimez pas utiliser le mot "imagination" pour parler de son travail?

C’est presque ça. Je n’aime pas utiliser le mot d’imaginaire, parce que c’est trop global et trop différencié de la réalité. Mais, au contraire, je préfère me servir de l’imagination, parce que pour moi c’est un outil. 

Dessiner ces monstres vous apporte-t-il "de la joie et une sorte de consolation", comme vous l’écrivez dans Voyage au pays des monstres?

Oui. J’ai énormément de joie à faire mes livres. Les monstres dans mes livres sont toujours vaincus. Donc c’est bon! Je ne suis pas dans la morale, mais dans la consolation. A la fin de l’histoire, le petit lecteur ou la petite lectrice a besoin que ça se calme. Ce qui compte, c’est affronter les difficultés et s’en sortir.

Dans Voyage au pays des monstres, les monstres sont gentils mais c'est un banal œil qui incarne la menace. 

Je n’y avais pas pensé. C’est l’œil de Caïn. Le regard, c’est terrible. C’est pointu, c’est incisif. C’est aussi une bataille. Les gens font des batailles de regards. C’est très facile de se sentir coupable sous un regard.

Comment dessine-t-on un bon monstre?

(Il réfléchit). On se met à sa place. On fait le monstre! (Rires). Je n’arrive pas à faire autrement. Que ce soit pour dessiner ou pour écrire, si je ne suis pas dans la situation, je n’y arrive pas. C’est facile d’être un monstre. Il n’y a qu’à se laisser aller pour être méchant. C’est beaucoup plus difficile d’être gentil que d’être monstrueux. La monstruosité, ça sort tout seul. 
Claude Ponti
Claude Ponti © Ecole des loisirs

Quels sont vos monstres préférés? 

Il y en a que j’aime bien dans L’Arbre sans fin (2007). C’est une histoire sur le végétal et j’ai cherché un monstre végétal. J’ai pris une salade. (Rires). Personne ne pouvait s’attendre à ce qu’une salade soit méchante! C’était très drôle. J’aime beaucoup ce monstre, parce que c’est ma fille qui a trouvé son nom. 

Il y aura encore des monstres dans vos prochains albums?

Il va y en avoir. J’aime trop les dessiner. Mais je ne peux pas en dire plus, parce qu’après je n’arrive pas à travailler. Je n’arrive plus à faire mon bouquin si j’en dis trop.

Comment jugez-vous l’évolution de votre dessin?

Il est de plus en plus simple. Si je faisais le malin, je dirai qu’il est de plus en plus efficace. Je pense que ça vient petit à petit, par l’expérience. En vieillissant, on a tendance à faire des choses plus simples. Je regarde rarement ce que j’ai fait avant. Si je regarde un livre ancien, et que je suis dans une certaine forme, je me dis que je n’arriverai jamais à faire aussi bien. Si je suis dans l’autre sorte de forme, je regarde ça et je me dis qu’il faut tout refaire! Ça me déprime dans les deux cas. 
Voyage au pays des monstres
Voyage au pays des monstres © Ecole des loirsirs

Voyage au pays des monstres est en écriture inclusive. C’est la première fois que vous le faites?

Je l’ai déjà fait. Il y a même des livres où j’applique la vieille règle. De nos jours, quand on a une suite de mots et que le dernier est masculin, même si on a douze féminins avant, on met tout au masculin. Au XVIIIe, on accordait sur le dernier mot. Donc je prends un malin plaisir à mettre des suites de mots masculins et à terminer par un mot féminin et de tout mettre au féminin. Je n’aime pas ces règles de suprématie mâle. Il faut apprendre aux enfants tout de suite que rien n’est défini, que beaucoup de choses sont possibles et que personne n’est inférieur à personne. 

Vous avez dit un jour: "Ce qui m'a sauvé, à part le fait que je dessine, c'est la rage." Vous êtes toujours enragé?

Plus que jamais. J’ai la rage contre la façon dont on traite les migrants, j’ai la rage sur la façon dont on traite les femmes… Oui, j’ai la rage. Je l’aurai toujours. J’ai toujours dessiné. C’est ce qui m’a permis de me construire en dehors de toutes les horreurs qui me tombaient dessus quand j’étais petit [Claude Ponti a été violé enfant par son grand-père maternel, NDLR]. C’est ce qui me permet d’être. Dès que je suis en train de dessiner, je suis dans une forme de bonheur - en dehors du monde, en tout cas. 

Parmi vos fans, on compte les rappeurs BigFlo et Oli. 

Oui. Il y a très longtemps que je ne les ai pas vus. Un jour, ils m’ont écrit un petit mot pour me dire que mes livres avaient été extrêmement importants pour eux quand ils étaient jeunes. C’était émouvant. Ils sont venus manger chez moi. C’était le plaisir de se rencontrer, de savoir qu’on se faisait du bien. Eux aussi me font du bien avec leurs chansons et leur musique. C’est impressionnant, parce que ce sont deux jeunes gens extraordinaires et très connus. Quand on écrit des livres pour enfants, on a souvent des enfants qui nous écrivent des choses très personnelles et très émouvantes. Parfois des adultes aussi. "Votre bouquin m’a aidé à vivre", "votre bouquin m’a sauvé". On ne fait pas des livres médicaments, mais ça touche vraiment de savoir que ça peut avoir cette portée-là.
Jérôme Lachasse