Parfum sur mesure, le luxe a son sillage

par Elizabeth Pineau
PARIS (Reuters) - "Le parfum sur mesure, c'est un secret qu'on a avec soi-même". Dans son bureau-laboratoire, Mathilde Laurent, "nez" de Cartier, pose à Paris devant les centaines de flacons qui composeront ses créations de demain.
Avec Guerlain, Hermès et Francis Kurkdjian, le joaillier de la rue de la Paix est l'une des rares maisons à proposer des fragrances exclusives à des amateurs prêts à patienter des mois et à dépenser des dizaines de milliers d'euros pour ce service.
Comme la haute couture pour les vêtements, Paris est la Mecque du parfum sur mesure. La France, où les rois avaient des maîtres-parfumeurs, est le berceau de la parfumerie mondiale, développée à Grasse (Alpes-Maritimes) dès le XVIIIe siècle.
Tradition quelque peu oubliée au XXe siècle, le parfum haute couture reprend des couleurs au XXIe sous la houlette de créateurs encouragés par des clients du monde entier, hommes et femmes, connaisseurs ou simplement amateurs de belles choses.
"Les personnes qui viennent me voir ont la passion de la parfumerie. Ce sont des fous de parfum, de grands consommateurs. Ils veulent rencontrer l'homme de l'art, l'expert, le professionnel et être au coeur du processus de création", a raconté Francis Kurkdjian à Reuters.
"Nez" reconnu, auteur du célèbre parfum "Le Mâle" de Jean-Paul Gaultier, le jeune homme d'origine arménienne a ouvert sa propre boutique parisienne il y a quelques mois.
Avec lui, le premier entretien a lieu par téléphone.
"Il y a une proximité, un anonymat, un son de voix, c'est comme si on pouvait dire des choses que l'on ne dirait pas en face, un peu comme un psychothérapeute par téléphone", explique-t-il. "Il y a une communauté de l'esprit pour une oeuvre de création".
PARLER DE SOI
Chez Cartier, la rencontre avec Mathilde Laurent dans le superbe Salon des parfums dure les deux ou trois heures nécessaires à "l'étude de la biographie olfactive du client".
"C'est une conversation personnelle mais pas trop intime, on n'est jamais psychologisants", dit- elle.
La créatrice prend ensuite le temps d'interpréter la demande sur papier jusqu'à la naissance du parfum, qui prend un an.
Propositions en main, elle rencontrera elle-même le client le nombre de fois nécessaires "jusqu'au coup de foudre, au coup de coeur, quand il ou elle me dit 'c'est ça !'".
La procédure est différente chez Guerlain, où les clients suivent une méthode quasi-scientifique élaborée par Sylvaine Delacourte, responsable du développement des parfums. Elle en réfère ensuite au "nez" de la maison, Thierry Vasseur.
"Dans ce monde où l'on n'est pas écoutés, le plus grand des luxes, c'est le temps, l'espace, c'est aussi l'écoute", dit-elle.
Qu'il s'agisse d'un jardin, d'un lieu, d'une personne, d'une émotion, le parfum fait appel aux souvenirs.
"Les gens se livrent d'eux mêmes : parler d'un parfum c'est parler de soi", résume Francis Kurkdjian. "On est forcément obligé d'évoquer son passé : on pense son parfum par rapport à des références personnelles".
Ainsi écoutés, les clients peuvent donner libre cours à toutes leurs exigences.
DANS LA DENTELLE
Sylvaine Delacourte donne l'exemple d'une jeune Monégasque d'une vingtaine d'années qui souhaite un jus Guerlain "très discret" pour son anniversaire.
"Là on doit travailler dans la dentelle car tout l'agresse, même les notes d'agrume que tout le monde aime. Elle veut un voile de parfum, une vapeur, c'est hyper subtil."
Elle raconte aussi le cas d'un Russe allergique à la plupart des matières premières entrant dans la composition d'un parfum masculin.
"Ne s'étant pas parfumé depuis dix ans, il était frustré. Il est arrivé avec une liste de son dermatologue, c'était un vrai défi !"
En ce moment, Francis Kurkdjian travaille pour un couple amateur de parfums, dont chacun des membres souhaite sa propre fragrance.
"Je les ai eu tous les deux au téléphone, ils m'ont parlé de leurs influences respectives. Mais il ne s'agit pas de créer des parfums qui iraient ensemble, ce n'est pas du tout le sujet".
A ce niveau de luxe, toutes les demandes sont permises, qu'il s'agisse d'une gravure particulière ou de pierres précieuses sur le flacon, à qui certains donnent un nom.
"Chez Cartier, de tous temps, on a fait du sur mesure : des bijoux, des briquets, des bagages, des flacons de parfum en jade, en onyx. On perpétue cette tradition", rappelle Mathilde Laurent.
"Toute la maison se met au service d'une personne", ajoute la créatrice, qui reste très discrète sur le portrait de ses clients.
Prix du rêve parfumé : à partir de 8.000 euros chez Francis Kurkdjian, de 30.000 euros chez Cartier et de 37.000 euros chez Guerlain.
Présenté dans un flacon géant accompagné de bouteilles de voyages plus petites, dans un écrin ou dans une mallette en cuir, le parfum peut être reproduit à l'infini à la demande du client. Sa formule, secrète, lui appartient à vie.
Edité par Yves Clarisse