Le port du masque met-il le sourire en péril?

Des piétons portent un masque de protection pour se protéger du coronavirus, à Bordeaux, le 14 septembre 2020 (photo d'illustration) - Philippe LOPEZ © 2019 AFP
Fini le sourire échangé avec l'inconnu qui vous tient la porte dans le métro, le commerçant qui vous souhaite une bonne journée ou cette connaissance croisée dans la rue. En cette journée mondiale du sourire, journée que l'on doit à l'inventeur du célèbre smiley - Harvey Ball, un Américain - il n'a pourtant jamais autant été absent depuis la généralisation du port du masque, imposée par la pandémie de Covid-19.
Une convention culturelle
Car à moins de porter un masque transparent - réclamé par les professionnels de la petite enfance ou ceux en contact avec des personnes malentendantes - ou encore un masque imprimé avec le visage souriant de son porteur, la risette semble bel et bien en voie de disparition. On a beau sourire, ça ne se voit plus, ou beaucoup moins.
Ce qui ne serait pas sans conséquences. Ce que pointe Fabienne Martin-Juchat, professeure en sciences de la communication à l'Université Grenoble-Alpes. Car le sourire étant une construction - "on met en scène sa bouche, avec une norme qui impose des dents parfaitement alignées et les plus blanches possibles" - il représente avant tout une convention culturelle permettant de moduler les interactions sociales.
"Le sourire est un élément régulateur dans la relation et ce à différents niveaux, analyse-t-elle pour BFMTV.com. Sans sourire, tout ce qui touche à l'implicite et au non verbal est bouleversé. Car le sourire a aussi des fonctions paralinguistiques multiples."
Ce que nous confiait Marie, une Parisienne de 34 ans, qui avait eu "l'impression de ne pas avoir été sympa" après avoir été interpellée dans la rue par des militants associatifs et avoir décliné leur proposition. "Ils n'ont pas vu que je leur souriais, du coup ils n'ont pas perçu ce petit geste de gentillesse."
Le smiley à la fin d'un message
On peut ainsi sourire par politesse, pour se saluer, envoyer un message de connivence, rassurer sur ses intentions, mais aussi acquiescer, nuancer une remarque, ajouter une pointe humoristique ou encore signifier que ce qui aurait pu passer pour de l'insolence n'était qu'un trait d'esprit. "Avec le contexte actuel, on prend conscience que le fait d'être privé du bas du visage ampute sérieusement la relation", ajoute Fabienne Martin-Juchat, également auteure de L'Aventure du corps à paraître prochainement. Notamment lorsque l'interlocuteur n'est pas un proche.
"Dans la relation professionnelle, on réalise un travail sur soi pour mettre en scène les bonnes émotions, c'est ce qu'on appelle le travail émotionnel. Je le vois notamment chez celles et ceux qui travaillent dans le service ou le commerce, mais aussi dans le secteur du soin ou la sphère pédagogique et qui font des efforts démesurés pour compenser cette absence de sourire et maintenir une relation de qualité."
C'est exactement ce que vit Sarah, une Parisienne de 35 ans et enseignante dans le supérieur, qui nous expliquait forcer les expressions de son visage "pour faire en sorte que mes yeux sourient", notamment auprès de ses étudiants. Pour le philosophe Bernard Andrieu, professeur à l'Université de Paris, sans certitude sur le sourire de l'autre, "il y a une sorte de doute qui s'installe" dans la relation, remarque-t-il pour BFMTV.com.
"On a un point aveugle, si l'on peut dire. Cela crée une attente de quelque chose, une confirmation de la réception du message qui ne vient pas. La disparition de ce langage corporel oblige à réinvestir la parole ou à inventer de nouvelles formes de communication du corps pour rendre visible cette part de socialité qui était invisible. Comme un petit smiley que l'on ajoute à la fin d'un message pour préciser que c'était de l'humour."
Une météo du corps
Si l'absence de sourire complique les relations dans un cadre professionnel, les choses ne seraient pas plus aisées dans la sphère privée. Notamment aux prémices d'une relation de séduction.
"Le sourire était une entrée relationnelle, poursuit Bernard Andrieu, également auteur de Sentir son corps vivant. C'était une ponctuation d'humeur, comme une sorte de météo du corps, qui n'est plus visible. Jusque-là, on pouvait interpréter un sourire, même s'il était équivoque. Si la séduction repose sur le fait de ne pas tout dévoiler, on sera peut-être obligé d'être plus explicite, ce qui n'est pas plus mal avec les questions de consentement."
Plusieurs jeunes femmes ont témoigné pour BFMTV.com de leur impression d'être davantage la cible de regards insistants, voire décomplexés, depuis que le port du masque s'est imposé. L'une d'entre elles se demandait aussi dans quelle mesure il ne lui était pas elle-même déjà arrivé de dévisager quelqu'un.
"Cela va obliger à recartographier ses expressions corporelles, continue Bernard Andrieu. Voire remettre les pendules à l'heure avec certains comportements d'usage et de mésusage, à l'exemple de la bise. Combien de femmes se disent aujourd'hui soulagées de ne plus avoir à embrasser leurs collègues."
Et pour la professeure en sciences de la communication Fabienne Martin-Juchat, si la généralisation du port du masque a mis à mal le sourire, il aura au moins eu l'effet d'un révélateur. "Ça a mis le doigt sur quelque chose que l'on considérait comme acquis: notre besoin d'aller vers les autres."