Indemnité carburant, RSA... Comment expliquer le non-recours aux prestations sociales?
70% des personnes éligibles à l'indemnité carburant ne l'ont pas encore demandée. Le ministre de l'Économie, Bruno Le Maire, a ainsi affirmé mardi sur Europe 1 que sur les 10 millions de personnes pouvant accéder à cette aide de 100 euros, seuls 3 millions l'ont effectivement requise. "Il faut qu'ils aillent demander cette aide", a insisté le ministre. L'indemnité carburant est destinée, sous conditions de ressources, aux personnes qui utilisent leur véhicule pour travailler ou se rendre à leur travail.
Ce chiffre est représentatif d'un phénomène parfois méconnu: le non-recours aux prestations sociales. La Drees notait en décembre que "plusieurs études récentes, portant sur différentes prestations sociales, montrent que le non-recours atteint fréquemment des niveaux supérieurs à 30 % en France".
C'est, selon la direction des études du ministère de la Santé, le cas du RSA, avec 34% de non-recours en 2018 et celui du minimum vieillesse, avec 50% de non-recours pour les personnes seules en 2016. La Drees estime que le montant non versé par an s'élève à 3 milliards d'euros pour le RSA.
Manque d'information et démarches complexes
La Drees publie chaque année un baromètre d'opinion sur le degré de connaissance des prestations sociales et sur les motifs de non-recours. Un échantillon de 4000 personnes représentatif de la population résidant en France métropolitaine âgée de 18 ans ou plus est interrogé sur un large panel de sujets (santé, protection sociale, inégalités...)
Dans le baromètre de 2021, le manque d'information sur les aides ou les organismes est le premier motif de non-recours aux prestations sociales, cité par 37% des Français (qu'ils soient personnellement éligibles aux prestations ou non). Ce phénomène n'est pas nécessairement dû à un manque de communication de la part des pouvoirs publics mais plutôt à "une difficulté des populations visées à s'approprier l'information, qui est complexe", explique à BFMTV.com Héléna Revil, responsable scientifique de l'Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore), un centre de recherche de l'université Grenoble-Alpes.
Les aides reposent "rarement sur un critère unique" ce qui entretient une confusion, estime-t-elle.
22 % des personnes interrogées par la Drees mentionnent des démarches administratives trop complexes et 17% font part d'une crainte des conséquences négatives. Ce dernier motif comprend l'envie de ne pas avoir à rendre des comptes, à faire l’objet de contrôle, la peur de perdre d'autres droits, de devoir payer des impôts et d'avoir des problèmes administratifs.
Viennent ensuite la volonté d’autonomie et le refus d’assistance (15 %) et une perception que les aides n'apportent pas grand-chose (3%).
Quatre formes de non-recours
De son côté, l'Odenore a élaboré en 2010 une "typologie explicative de ce phénomène". Il identifie quatre formes de non-recours: la non-connaissance (l'offre n'est pas connue), la non-demande (elle est connue mais pas demandée), la non-réception (elle est demandée mais pas obtenue) et la non-proposition (l'offre n'est "pas activée par les agents prestataires", malgré l'éligibilité du demandeur et que celui-ci connaisse ou non l'offre).
Pour les prestations proposées au niveau national comme le RSA, les éligibles concernés par le non-recours sont généralement "les moins diplômés, qui ont des difficultés d'accès ou d'usage du numérique", selon Héléna Revil. Ils sont aussi concernés par une "précarité des liens": ils sont "dépourvus d'un entourage qui pourrait les épauler ou les aiguiller".
Des aides trop ciblées?
Pour la chercheuse de l'Odenore, les causes du non-recours sont aussi à aller chercher du côté du modèle de protection sociale français. Elle observe que "ces dernières années, on a démultiplié le nombre d'aides" qui sont généralement très ciblées (prime d'activité en 2016 qui remplace deux autres aides, garantie jeunes en 2017 devenue contrat engagement jeune en 2022...)
Or, cette politique de ciblage a deux effets négatifs sur le recours aux prestations. Elle alimente sa stigmatisation en désignant une population spécifique ayant besoin d'être aidée. "Dans notre société, on valorise le fait de trouver par soi-même les moyens de s'en sortir", ce qui incite certaines personnes à ne pas y avoir recours par peur du jugement de l'entourage, selon Héléna Revil.
Le ciblage entraîne aussi une multiplication du nombre de critères pris en compte et une complexification du système. "On crée des usines à gaz", déplore la chercheuse.
Vers une automatisation du versement?
Depuis plusieurs années, les pouvoirs publics mettent en place différentes actions pour améliorer la situation. Un rapport d'information de l'Assemblée nationale de 2016 mentionnait par exemple la création de simulateurs de droits, qui permettent de connaître rapidement son éligibilité à une aide.
Pour améliorer le dispositif actuel, ce même rapport recommandait notamment une simplification de l'offre, la création d'outils numériques (tout en veillant à ne pas exclure les éloignés du numérique) et l'utilisation de moyens de lutte contre la fraude sociale, comme l'exploitation des données.
Dans son programme pour l'élection présidentielle de 2022, Emmanuel Macron proposait quant à lui la mise en place de "la solidarité à la source". Il suggérait de "réduire la pauvreté en versant automatiquement les aides (prime d’activité, allocations familiales, APL, RSA) à ceux qui y ont droit, pour éviter le non-recours et la fraude". Cette option était aussi privilégiée par la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, une agence de l'Union européenne, en 2016. Elle jugeait dans un rapport sur l'accès aux prestations sociales qu'"idéalement", elles "devraient être versées automatiquement, sans avoir à en faire la demande".
"C'est une partie de la solution", estime la chercheuse en science politique Héléna Revil, "mais il y a d'abord une étape de réflexion à mener sur la simplification de l'offre".
Par ailleurs, "les gens sont surtout en demande d'espaces d'accueil humain, physique, pour échanger", affirme-t-elle.