Ces femmes artistes spoliées, épisode 2: Margaret Keane

L'artiste Margaret Keane lors de la projection de "Big Eyes" à New York le 15 décembre 2014 - Brad Barket-Getty Images via AFP
C'est l'une des plus grandes impostures artistiques de tous les temps. Pendant plus de dix ans, il s'est fait passer pour l'artiste. Mais il n'en était rien. Et bien que la supercherie ait éclaté au grand jour, Walter Keane a clamé jusqu'à sa mort être l'auteur des "big eyes", ces portraits d'enfants tristes aux yeux disproportionnés, peints en réalité par son épouse, Margaret Keane.
Dans les années 1960, les "big eyes" rencontrent un vif succès commercial aux États-Unis. Ils sont reproduits en cartes postales, posters, magnets ou encore assiettes en porcelaine. En interview, celui qui se présente comme l'auteur des peintures parle de lui à la troisième personne et se compare au Greco, un maître de la renaissance espagnole. Il explique s'être inspiré des enfants affamés qu'il aurait vus à Berlin, après la Seconde Guerre mondiale.
L'engouement est tel qu'un de ces tableaux est accroché lors de l'Exposition universelle de New York en 1964 avant d'être finalement retiré sous les huées des critiques d'art qui n'y voyaient alors que du barbouillage kitsch, comme le rappelle un article de Beaux Arts. "Si c'était si mauvais, il n'y aurait pas tant de gens pour aimer ça", disait pourtant à l'époque Andy Warhol, le pape du pop art.
Un mari abusif
En réalité, c'est elle l'artiste. Depuis son enfance, celle qui est née Peggy Doris Hawkins pendant la Grande Dépression peint des visages d'enfants tristes. Après des études d'art, un premier mariage et une petite fille, elle s'enfuit avec son enfant. Mais cette femme timide a bien du mal à vivre de son art.
Dans une foire d'art, elle rencontre Walter Keane, un agent immobilier qui prétend être peintre lui aussi – les médiocres vues de Montmartre qu'il présentait comme ses créations ne s'avéreront pas de lui. Peu de temps après leur mariage, il parvient à vendre les toiles de Margaret dans un club de San Francisco. Et va même plus loin.
Quand elle comprend qu'il se fait passer pour l'artiste et s'en émeut, il lui répond que les tableaux sont plus faciles à vendre s'ils sont réalisés par un homme, que sans lui aucune toile n'aurait été vendue et que changer de version les exposerait à d'éventuelles poursuites. Par peur, engluée dans le mensonge et sous l'influence d’un mari abusif, Margaret Keane ne dit rien.
Un "big eyes" en 53 minutes
Car elle vit l'enfer, comme l'a montré le film Big Eyes, de Tim Burton, qui relate l'histoire du couple Keane. Walter l'enferme dans une pièce aux rideaux fermés pour qu'elle peigne seize heures par jour alors qu'il reçoit du beau monde autour de la piscine de leur luxueuse villa. Il la menace, lui interdit d'avoir des amis et l'empêche même de voir sa fille.
En 1965, Margaret Keane divorce et déménage à Hawaï. Ce n'est que quelques années plus tard qu'elle annonce à la radio que c'est elle la véritable auteure des "big eyes". Et défie son ex-mari: peindre devant des médias en plein milieu d'une place très fréquentée de San Francisco. Il ne viendra jamais. Elle l'attaque en justice.
Lors du procès, elle demande à son ex-époux de prouver qu'il est bien l'auteur des tableaux. Il refuse, prétextant une douleur à l'épaule. Mais devant le juge, Margaret peint en 53 minutes un de ses "big eyes". Elle gagne le procès. Si elle perd en appel les 4 millions de dollars de dommages et intérêts du procès obtenus en première instance, elle accède toutefois à la reconnaissance officielle de son travail.
Kitsch et mauvais goût
Pour l'historienne Brigitte Rochelandet, spécialiste de l'histoire des violences et des inégalités envers les femmes, si Margaret Keane a accepté ce mensonge, c'est notamment à cause du complexe d'imposture qui frappe les femmes. "On a longtemps relégué les femmes au foyer, les empêchant d'accéder à la reconnaissance et à l'espace public, analyse-t-elle pour BFMTV.com. Par voie de conséquences, elles ne se sentent pas capables." Quant aux justifications de son mari, si elles sont bel et bien perverses, elles reflètent également les préjugés d'une époque.
"Une œuvre réalisée par un homme a forcément plus de valeur, on la regarde davantage que si elle est d'une femme, poursuit Brigitte Rochelandet, auteure de Femme, tu te soumettras: histoire de la domination masculine. Ce n'est que très récemment qu'on a compris que les peintures préhistoriques étaient aussi l'œuvre de femmes. Les femmes ont toujours peint mais à partir du XIVe siècle, quand les artistes ont commencé à signer, elles ont été écartées."
Aujourd'hui, comme le précise Beaux Arts, Margaret Keane est vue comme "un précurseur du surréalisme pop et du lowbrow art, né à Los Angeles à la fin des années 1970", des mouvements artistiques qui revendiquent leur côté kitsch et leur mauvais goût, à l'image de l'artiste Mark Ryden, qui s'est largement inspiré de son travail.
Pour lire les précédents épisodes de la série, c'est ici. Le premier est consacré à la sculptrice Camille Claudel. Le troisième épisode revient sur la compositrice Fanny Mendelssohn. Le quatrième épisode évoque l'histoire de la miniaturiste Marie-Anne Fragonard. Et le dernier retrace la courte vie de la photographe Gerda Taro.