
Bébés "reborn": outil de thérapie ou objet de collection? Le déstabilisant marché des poupées ultra-réalistes
Avec leurs joues rosées et leurs petits poings fermés, ils ressemblent à s’y méprendre à de vrais nourrissons. Pourtant, pas de couches à changer ni de biberons à préparer: les bébés reborn sont des poupées ultra-réalistes conçues pour imiter au plus près l’apparence d’un nouveau-né ou d'un bambin.
Ces objets d’art ou de collection, nés aux États-Unis dans les années 1990, sont fabriqués à la main par des passionnées. Leur réalisme bluffant séduit un public majoritairement féminin. "Des femmes actives, des retraitées, des adolescentes, des couples endeuillés... Il y a autant d'histoires que de personnes", résume Adeline Guinguené, qui a fait de la confection de bébés reborn son métier il y a plus de 4 ans.
Un minutieux travail d'orfèvre
Depuis son atelier installé à son domicile au Mans (Sarthe), cette mère de famille de 47 ans peint chaque jour, avec minutie, les traits de nouveaux visages – toujours uniques. Teint rosé, grains de beauté, veines subtiles, cheveux implantés un à un… Chaque poupée reborn lui demande entre 10 et 12 heures de travail. Un véritable travail d’orfèvre pour cette ancienne salariée d’Ehpad, aujourd’hui reconvertie en artiste reborn, qui en fabrique et vend entre 20 et 30 par an.
Cette femme, diplômée d'une formation en peinture, assemble elle-même la tête, les bras et les jambes en silicone moulés par des sculptrices étrangères avec qui elle travaille. Adeline Guinguené fixe le tout à un corps souple en vinyle, lesté et rembourré de fibres et de microbilles pour reproduire le poids d’un vrai nourrisson.

Vient ensuite un long travail de coloration du teint: près d’une vingtaine de couches de peinture acrylique sont appliquées pour obtenir un teint réaliste, puis protégées par un vernis. Les yeux sont posés, les cheveux en mohair implantés à l’aiguille, et enfin, la poupée est habillée. Chaque détail compte.
Adeline Ginguené redoute d'ailleurs la rude concurrence des poupées reborn bon marché qui ont émergé ces dernières années sur les plateformes chinoises en ligne comme Temu et AliExpress. Des modèles industriels à bas prix, souvent de moindre qualité, sont visuellement similaires aux poupées reborn artisanales, ce qui accentue la pression sur les prix et le risque de contrefaçon.
La créatrice ne considère d'ailleurs pas ses poupées comme de simples jouets, mais comme de véritables "œuvres d'art". Des créations qui attirent aujourd’hui plus de 25.000 abonnés sur TikTok, la vitrine de son travail. En 2021, c’est en préparant des formations sur la "thérapie par la poupée" pour des soignants en Ehpad qu’elle a découvert l'univers et la grande communauté des reborn.
De fortes communautés sur les réseaux sociaux
Bien que les adeptes de poupées réalistes existent en particulier depuis la fin du XXe siècle, les réseaux sociaux ont largement contribué à leur visibilité depuis les années 2010. Aujourd'hui, des communautés en ligne, notamment sur Facebook ou des forums spécialisés, rassemblent des dizaines de milliers de membres à travers le monde.

En France, bien que la communauté soit plus discrète, elle reste dynamique: plusieurs salons de la poupée intègrent désormais une section dédiée aux bébés reborn. Sur internet, des milliers d’annonces actives de ventes sont visibles en permanence sur des plateformes comme eBay, Etsy ou Amazon.
Il y a cinq ans, Barbara est tombée sous le charme des bébés reborn en scrollant sur Facebook un peu par hasard. "J'ai trouvé ça tellement joli, j'ai eu le coup de coeur", se souvient l'ancienne enseignante à la retraite. "Alors j'en ai pris un, puis deux, puis trois..."
"Ça m'a bien aidé pendant les périodes de déprime"
Aujourd'hui, cette femme de 70 ans en possède une vingtaine dans sa maison du canton de Fribourg, en Suisse. Toutes portent un prénom — Agathe, Céleste, Adeline, Sylvain, Lina ou encore Marie — et sont soigneusement installées dans des landaus achetés à leur intention, rangés dans une pièce aménagée spécialement à cet effet.
"J'ai toujours aimé les enfants, j'adore m'en occuper, j'en ai même fait mon métier! J'aurais pu en avoir plein. J'en ai eu trois mais malheureusement ils sont grands aujourd'hui. Ils ont 47, 43 et 32 ans et je ne connais pas encore le bonheur d'être grand-mère", raconte Barbara, qui voit ses poupées reborns comme "un plaisir du regard", "quelque chose de très personnel".

De temps à autre, la septuagénaire les contemple, les coiffe, les habille ou les déplace. "Il m'arrive d'en prendre un dans les bras un moment, le temps d'un café, ou en lisant un bouquin. Il leur tricote aussi parfois des vêtements sur mesure".
"Ce n'est pas pour autant que je considère que je joue à la poupée", se défend cette femme, qui ne voit rien de déplacé ni malsain" là-dedans. "C'est un hobby comme un autre, comme certains aiment le crochet ou la peinture. J'aime bien les avoir là, ils me remplissent de plaisir".
S'il ne fait rien pour entretenir ce hobby, le compagnon de Barbara s'accommode de sa passion. Mais la septuagénaire reconnaît que le sujet est "plus compliqué" à aborder avec ses enfants. Un de ses fils n'est même pas au courant de son intérêt pour les reborn: "je n'ose même pas lui en parler car je sais qu'il trouverait ça déplacé".
"Une douleur souvent invisible"
Sur les réseaux sociaux, ces poupées alimentent divers préjugés et provoquent des réactions assez virulentes, car beaucoup d'internautes les perçoivent comme des objets troublants ou inquiétants. Un tabou que cette femme regrette, alors que ses poupons l'ont "bien aidée pendant les périodes de déprime". "Quand j'étais pas bien ça m'apportait du réconfort".
Au-delà d'un cercle de collectionneurs, les reborn ont en effet gagné en popularité auprès de personnes en quête de réconfort émotionnel, notamment dans des situations de solitude, d’anxiété ou de deuil périnatal. "Les gens intéressés par les reborn ont des intentions extrêmement variées et des parcours très divers", explique Nathalie Lancelin-Huin, psychologue en périnatalité: "ça va du désir d’enfant non réalisé à la perte d’un enfant, mais on sait que ça peut aussi aider des personnes atteintes de dépression ou souffrant de la maladie d’Alzheimer par exemple."
"Si une communauté s’est formée autour des reborn, c’est bien qu’elle répond à un besoin réel", explique la spécialiste. "Il s’agit d’exprimer une douleur souvent invisible et peu accompagnée".
Selon elle, les personnes en situation de deuil intérieur cherchent des supports extérieurs pour traverser cette épreuve. "Ce sont des personnes qui se sont projetées et qui se retrouvent avec beaucoup d’amour à donner, mais parfois aucun enfant à tenir dans les bras. Or ces poupées permettent de matérialiser une absence de manière palpable."
"Une béquille" et "une présence symbolique"
Les reborn ont par exemple beaucoup aidé Maeva et Jonathan à la mort de leur fils de 8 mois. Contre l'avis de son psychologue, le couple a décidé de passer commande d'un bébé reborn à l'image du petit Jules, quelques semaines après son décès. Depuis cet événement traumatique, cette mère de famille qui avait l'habitude de s'endormir en tenant la main de son bébé ne parvenait plus à fermer l'oeil de la nuit.
Elle a réussi à redormir le jour où elle a commencé à installer le reborn à la place de son fils dans le lit cododo, de façon à lui tenir la main le soir. "Rien que de mettre ma main sur lui, ça m'a apaisée", confie cette femme de 35 ans, esthéticienne de profession. "C'est une présence symbolique de lui dans la maison, un peu comme une photo en 3D".

Maeva et Jonathan ne cachent pas avoir été bouleversés lorsqu'ils ont reçu la poupée. "Ça nous a fait bizarre la première fois", admet la mère de famille de Haute-Loire. "On avait l'impression que c'était notre fils dans le carton, même si ça n'est pas son sosie exact non plus, notamment au niveau de la forme de la tête".
"On nous l'a beaucoup déconseillé, notamment à cause du prix, mais chaque personne est différente", argumente Jonathan. "Les autres ne peuvent pas comprendre, mais peu importe le prix - qui avoisine les 1.000 euros-, nous on savait que ça nous ferait du bien, et on ne s'est pas trompés".
"Après on ne se voile pas la face, on sait très bien que notre fils est au cimetière. On ne joue pas avec, on le bouge à peine à part pour laver ses vêtements une fois tous les six mois, par propreté. C'est un soutien, une béquille, c'est tout".
"Le risque, c'est leur hyper-réalisme qui fait illusion"
La psychologue en périnatalité Nathalie Lancelin-Huin n'émet pas de jugement à l'égard de ces poupées, mais elle recommande un accompagnement psy en parrallèle dans le cadre des personnes en quête de réconfort émotionnel. Pour elle, la question est "à double tranchant": "plus l'objet va être réaliste et proche de quelque chose de palpable, plus l'attachement et l'investissement vont être importants".
"Le risque c'est leur hyper-réalisme qui fait illusion. Que ce qui est aidant dans un premier temps, ne le devienne plus et cristallise une situation de laquelle on ne peut pas sortir", ajoute-t-elle, avant de s'interroger: "Quelle place on va donner après à ce bébé qui ne grandit pas et qui va rester un poupon? ".