Depuis vingt ans, il échappe contre toute attente à la maladie d'Alzheimer: ce cas qui intrigue les scientifiques

Un cerveau sain (à gauche) et un cerveau d'une personne atteinte de la maladie d'Alzheimer (à droite). - Timothy Rittman, University of Cambridge / AFP
C'est un étrange "mouton à cinq pattes" qui intrigue la communauté scientifique. Le cas d'un homme, dont le patrimoine génétique familial le destinait à vivre une apparition précoce de la maladie d'Alzheimer, qui a finalement gagné un sursis d'au moins vingt ans. Un cas isolé, quasi-inédit, en contradiction avec nos connaissances actuelles sur cette affection. Et un potentiel espoir?
Cette anomalie fait l'objet d'un article fourni publié ce lundi 10 février dans la prestigieuse revue scientifique Nature Medecine. Les chercheurs américains y dépeignent l'historique médical d'un homme - à l'identité inconnue - dont la famille est touchée systématiquement par la maladie de manière héréditaire avec une apparition précoce des symptômes, entre 48 et 58 ans.
L'individu au cœur de l'étude est aujourd'hui âgé de 72 ans... Et n'a jamais souffert de la démence propre à ce trouble, contrairement au reste de sa famille. Il est pourtant comme eux porteur d'une rare mutation génétique, la préséniline, responsable de l'apparition de cette forme héréditaire de la maladie dévastatrice s'attaquant au cerveau.
"Ce cas nous interpelle", explique à BFMTV.com le professeur Philippe Amouyel, directeur général de la Fondation Alzheimer. "Pourquoi? Parce qu'on se dit que cette personne, bien qu'elle ait eu cette mutation extrêmement pathogène, est protégée. "
"Elle a une résilience à la maladie d'une manière ou d'une autre", poursuit le spécialiste.
Ce cas est la conjugaison de deux phénomènes de l'ordre de l'improbable. D'abord, le fait d'être atteint par une mutation héréditaire entraînant cette maladie. Puis d'avoir échappé à la démence pendant au moins vingt ans. "On est vraiment dans une situation statistique très improbable", s'étonne Jean-Charles Lambert, directeur de recherche à l'Inserm, spécialiste de la maladie d'Alzheimer.
"La question intéressante c'est: pourquoi?"
L'étude publiée dans la revue Nature Medecine fournit une quantité d'informations très utiles sur ce cas. Des données récoltées durant dix ans: imageries, analyses, suivi biologique... "Un dossier extrêmement fourni" selon le professeur Philippe Amouyel. Malgré tout ce qui a pu être partagé au reste de la communauté scientifique, un grand vide se fait ressentir.
"La question intéressante c'est: pourquoi? L'article n'apporte aucune réponse", souligne le chercheur de l'Inserm.
Cette étude est purement observationnelle. Son objectif, mettre les données engrangées à disposition de tous, pour faire avancer la recherche plus rapidement, une démarche dite de science ouverte. Si aucune réponse ferme n'est dégagée, certaines portes sont ouvertes. Tout l'enjeu est de déterminer si un ou plusieurs facteurs génétiques ou environnementaux sont responsables de sa résistance. Et si oui, lesquels?
Plusieurs éléments de réponse potentiels ont déjà été écartés. C'est notamment le cas d'une mutation observée en 2019 chez une précédente patiente. Le seul autre cas documenté d'une personne souffrant elle aussi d'une forme héréditaire d'Alzheimer, plus agressive encore, et dont elle a pourtant aussi été protégée.
Dans ce cas-là, l'origine de sa résilience a pu être identifiée. Elle a été protégée grâce à la mutation d'une protéine, "l'apolipoprotéine E". Mais le patient dont le cas vient d'être rendu public, lui, semble bénéficier d'une protection grâce un autre facteur encore inconnu.
L'une des hypothèses avancées par les auteurs de l'étude est liée à son environnement de travail. "C'est quelqu'un qui travaillait dans un contexte particulier, avec des moteurs diesel... Il a été longtemps exposé dans sa vie à des températures élevées (...) Ils estiment que cela peut être une piste, mais c'est un peu tiré par les cheveux", juge Jean-Charles Lambert.
Certaines spécificités ont été observées dans son organisme: la présence plus importante ou moindre de certaines protéines, notamment celles qui apparaissent en réponse à une exposition à la chaleur. Mais difficile d'en tirer des conclusions, puisqu'il s'agit d'un cas unique. Il est tout à fait possible que ce ne soient que des spécificités propres à l'individu sans réel rapport avec sa faculté à se protéger de la maladie.
Comprendre l'anomalie pour mieux comprendre la maladie puis la traiter
Le cas exposé à la communauté scientifique risque d'attirer l'attention. Car il pourrait permettre une nouvelle approche thérapeutique, des voies de traitement pour retarder ou guérir Alzheimer. Si ce nouveau cas est particulièrement intéressant, c'est que les images de son cerveau montrent que la première étape du processus propre à l'apparition de la maladie est bien survenue.
Très grossièrement, ce trouble se manifeste en deux temps. "Il y a d'abord des lésions d'une espèce de protéine collante (amyloïde) qui vient se répandre dans le cerveau entre les neurones. La deuxième étape, le développement d'anomalies au sein des neurones, 'l'hyperphosphorylation de la protéine Tau', qui entraine la mort des neurones", résume le directeur général de la Fondation Alzheimer.
Or, on observe bien chez cet homme de nombreux dépôts d'amyloïdes, même davantage que chez certaines personnes symptomatiques de sa famille. La deuxième étape, elle, ne s'est pas manifestée.
Trouver la cause de cette résilience inédite pourrait peut-être permettre de trouver une façon plus générale de traiter la deuxième partie du développement de la maladie et la mort des neurones entraînant les formes de démence qui en découle. Sur ce point, le cas de 2019 est déjà à l'origine d'une nouvelle approche thérapeutique, qui devrait prochainement être rendue disponible en Europe. Son intérêt vient ainsi être renforcé.
Malgré les espoirs, la prudence reste de mise pour Philippe Amouyel qui appelle à ne pas crier victoire trop tôt. Il se réjouit pourtant de cette nouvelle et de ce qu'elle pourrait impliquer dans la lutte presque interminable contre Alzheimer. "La recherche avance, ça ne va jamais assez vite mais ce type de cas est important", appuie-t-il. "On fait des découvertes tous les jours et il faut redonner de l'espoir aux gens grâce à la recherche".