Quand Jean-Marie Le Pen se qualifiait pour le second tour de la présidentielle le 21 avril 2002

Jean-Marie Le Pen à l'annonce des premières estimations du premier tour de l'élection présidentielle de 2002 - ERIC FEFERBERG / AFP
France 2, 20 heures, le 21 avril 2002, au soir du premier tour de la présidentielle. C’est le visage défait que le journaliste David Pujadas donne les résultats. "Jacques Chirac est qualifié pour le deuxième tour et énorme surprise, Jean-Marie Le Pen semble devoir être le second", commente-t-il.
Stupeur dans le monde politique comme dans l’Hexagone: Lionel Jospin, alors Premier ministre, et qui a déjà fait imprimer tous les tracts pour l’entre-deux-tours, arrive en troisième place avec 16,12% des suffrages. À sa place, on trouve donc Jean-Marie Le Pen (16,95%) face à Jacques Chirac (19,71%).
Une qualification que personne n’a vu venir
Du côté du cofondateur du Front national, c'est d'abord l'incrédulité qui domine. Si celui qu’on surnomme le Menhir avait bien abordé l'hypothèse d'une présence au second tour en 1995, sept ans plus tard, l'horizon s'est bien obscurci.
Son mouvement est sorti épuisé d'une guerre fratricide contre Bruno Mégret, le numéro 2 du RN, qui finit par claquer la porte en 1999 et lancer son propre mouvement. Et puis Jean-Marie Le Pen n'a guère renouvelé ses thèmes de campagne. Même thématiques, mêmes résultats? Comme en 1995 où il était arrivé en 4e position, il multiplie les meetings contre l'immigration et l'insécurité.
Le résultat des dernières législatives, cinq ans plus tôt, ne donne guère d’espoir non plus. Ces élections surprises, après la dissolution de Jacques Chirac, ont même tourné au fiasco: le FN n'a pas réussi à faire élire un seul député. Avec une scène qui fait tousser même les plus proches de Jean-Marie Le Pen: son agression en 1997 contre une élue socialiste des Yvelines lors d'un déplacement pour soutenir sa fille Marie-Caroline, candidate dans le territoire.
Deux ans plus tard, pour les élections européennes, le FN n'arrive qu'en huitième position. Autant dire que l'accession au second tour en 2002 semble très improbable.
À l'exception de Bernadette Chirac qui a glissé à l'oreille de son mari avoir rencontré des Français qui lui disent se sentir de plus en plus proches des idées lepénistes, rares sont ceux à avoir envisagé l'hypothèse, ne serait-ce que quelques secondes, d’un match entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen.
Jean-Marie Le Pen n’a "pas envie d’être au second tour"
Et tant pis si la candidature de Lionel Jospin, alors Premier ministre, ne décolle jamais vraiment, entre une déclaration d’entrée en campagne par fax, un programme qui peine à enthousiasmer et un sentiment d'insécurité qui explose et auquel il peine à répondre. Trois jours à peine avant le second tour, la violente agression d'un retraité surnommé Papy Voise à Orléans fait ainsi le tour des médias.
Depuis son QG de campagne à Saint-Cloud le soir du 21 avril, Jean-Marie Le Pen est donc, en toute logique, abasourdi. Pas une seule fois, le cofondateur du FN ne s’est imaginé à l’Élysée. Son costume de pourfendeur du "système politique et médiatique", alimenté par de nombreuses polémiques et condamnations judiciaires, lui convient très bien.
À quelques jours du premier tour, le septuagénaire a même confié au journaliste Olivier Mazerolles "ne pas avoir envie d’être au second tour".
Lors de son discours devant les militants après l’annonce de sa qualification, l’ex-député apparaît profondément mal à l’aise. Tout en évoquant "le cadeau inespéré" que lui ont fait les Français, il refuse à ses troupes de laisser exploser leur joie, leur demandant même de ne pas d'applaudir son discours retransmis à la télévision.
Et tant pis si ses plus proches, eux, exultent. "C'est fou", confie ainsi sa femme Jany Le Pen au micro de France 2 le soir même. "Avec les accouchements, ça doit être le plus beau jour de notre vie je crois. C'est à peu près similaire, c'est la naissance de quelque chose ", ajoute encore Marine Le Pen.
"Un front républicain" sans faille face à Jean-Marie Le Pen
Pour se donner du cœur à l’ouvrage pour les deux prochaines semaines de campagne qui s’ouvrent, Jean-Marie Le Pen appelle "les petits", "les sans-grades", "les exclus à ne pas se laisser manipuler par les vieux trucs des politiciens qui veulent garder leur petite boutique".
Du côté des perdants du premier tour, on n'hésite pourtant guère, quelques minutes après l’annonce des résultats. D’Olivier Besancenot à Christine Boutin en passant par François Bayrou, la consigne est claire: faire barrage à Jean-Marie Le Pen au "nom du front républicain".
Si très vite le monde politique comprend que le président sortant sera largement réélu, une onde de choc traverse le pays. "Ce coup de tonnerre" comme l'appelle Lionel Jospin qui, sans hésiter, se retire de la vie politique le soir même du premier tour, pousse des milliers de personnes à converger vers la place de la République à Paris spontanément.
Le lendemain, c'est la Une de Libération qui fait office de banderoles dans de nombreux cortèges improvisés: le visage de Jean-Marie Le Pen barré d'un simple "non" en lettres majuscules.
Plus d’un million de Français dans la rue
Plus que les appels à battre le Front national de ses adversaires politiques, c'est l'énorme mobilisation de la jeunesse qui frappe Jean-Marie Le Pen. Les jeunes se sont pourtant largement abstenus au premier tour. Selon un sondage Ipsos, 37% des 18-24 ans n’ont pas voté au premier tour contre 25% en 1995.
La colère dans la rue s'accentue au fil des jours avec des dizaines de milliers de visages, souvent lycéens ou étudiants, qui battent le pavé aux sons de "F comme Facho, N comme Nazi", "la jeunesse emmerde le Front national" ou encore "nous sommes tous des enfants d'immigrés”.
Le 1er-Mai, qui est traditionnellement une journée de cortège syndical, se transforme en immense rassemblement anti-FN. Plus de 1,3 million de personnes défilent ce jour-là, un chiffre historique.

Le mouvement marque également l'éveil politique de toute une génération. Gabriel Attal a par exemple raconté au Figaro Magazine avoir défilé dans la rue avec ses parents quand il avait 13 ans.
Jacques Chirac profite aussi de l’atmosphère pour se renforcer politiquement. Honni de la gauche ces dernières décennies, sa décision de ne pas débattre face à Jean-Marie Le Pen dans l’entre-deux-tours, une première depuis 1974, est appréciée des sympathisants socialistes. Une décision que le président explique par son refus de "la banalisation de l’intolérance et de la haine".
Le 5 mai suivant, Jacques Chirac l'emporte largement au second tour avec 82,21%. Jean-Marie Le Pen ne parvient pas à transformer l'essai quelques semaines plus tard. Alors que la droite craint des législatives très compliquées, avec de multiples triangulaires qui permettraient au FN de l'emporter dans de nombreuses circonscriptions, la droite parvient à faire élire 398 députés, soit 260 de plus que sous la précédente mandature. Le FN, lui, ne fait élire aucun candidat.
En 2007, Jean-Marie Le Pen ne récolte que 10% des voix avant de passer définitivement la main à Marine Le Pen en 2012.