François Hollande aurait-il pu voir venir la crise des gilets jaunes?

François Hollande lors d'un déplacement en Grèce. - ANGELOS TZORTZINIS / AFP
C'est sans doute le reproche le plus couramment formulé à l'encontre des personnalités politiques: l'hypothèse d'être "hors-sol", la déconnexion vis-à-vis du quotidien des Français, souvent particulièrement difficile. Et le mouvement des gilets jaunes est une illustration particulièrement criante non seulement du fossé de plus en plus douloureux entre les Français, mais aussi entre ceux-ci et le sommet de l'Etat.
Deux politistes, respectivement professeur à l'université Paris I et professeur émérite à l'Ecole Normale Supérieure, Julien Frétel et Michel Offerlé, ont relevé dans une étude publiée sur le site d'AOC (pour Analyse Opinion Critique) que l'Elysée disposait de moyens non négligeables pour prendre le pouls de l'époque, et au-delà, garder le contact avec la population. Mieux, ils estiment que les Français ont émis des signes avant-coureurs de leur colère sociale et politique en direction du palais présidentiel tout au long du mandat de François Hollande.
Un million de lettres pendant le quinquennat
Les Français peuvent en effet s'adresser à la présidence de la République, soit en envoyant un mail via le site internet, soit en lui destinant un courrier à son adresse du 55, rue du Faubourg Saint-Honoré, dans le huitième arrondissement de Paris. Et ce sont dans ces milliers de lettres reçues chaque jour par le "Château" entre le printemps 2012 et le printemps 2017 (un million sur la totalité du quinquennat), que les deux chercheurs se sont plongés.
Décrivant les éléments en présence, les auteurs de l'étude ont noté que la correspondance présidentielle mobilisait environ 70 agents. C'est à ces agents que revient la tâche ardue de répartir les innombrables lettres, selon plusieurs catégories. Les lettres directement politiques sont ainsi confiées au service "opinion". Une sélection est opérée au sein de cet ensemble pour que certains de ces courriers politiques soient présentés au président de la République ou à ses collaborateurs. L'essentiel de la correspondance établie entre les Français et le chef de l'Etat ne relève cependant pas du service "opinion" mais des "requêtes", c'est-à-dire des sollicitations d'ordre plus personnel et social. Les expéditeurs peuvent y parler de leurs problèmes fiscaux, d'allocations, de retraite, de leur situation financière, etc. En général, ces documents quittent l'Elysée aussi vite qu'ils sont arrivés. On les reverse vers les services compétents: organismes sociaux ou ministères par exemple.
Cette réorientation ne signifie pas que le personnel élyséen s'en désintéresse. Ces lettres souvent empreintes de détresse sont traitées sans délai. Lorsque l'auteur du pli est désespéré au point de parler de suicide, son appel à l'aide est pris en charge en priorité. Mais cette répartition implique en revanche que la possibilité pour une lettre labellisée "requête" de parvenir aux yeux du président de la République est infime.
"Vous trouverez ci-joint un chèque de 1,44 euro"
Or, les flots de requêtes adressées à François Hollande et examinées par les deux politistes sont souvent en prise directe avec les événements qui bousculent actuellement le mandat de son successeur. Ainsi, cette missive, dont on sait qu'elle a été écrite par un retraité vivant en régions, est prise en exemple:
"En cette dernière année de votre mandat, je constate que mes pensions de retraite (1.272 euros et 12 centimes mensuels) n’ont connu aucune revalorisation depuis votre arrivée au pouvoir. Soyons précis: la CNAV m’a accordé une généreuse augmentation de… 80 centimes en janvier 2016, tandis que l’IRCANTEC, à la même période, une augmentation de 35 centimes. Vous comprendrez que je ne remercie personne de cette situation. D’autant que dans ces mêmes quatre années écoulées, les augmentations ont été fréquentes pour les loyers, pour tous les services publics, pour les mutuelles, pour l’alimentation, etc. Je dois ajouter que la CAF m’a supprimé toute aide au logement en 2015 (…) Je doute de votre capacité à réparer un tant soit peu cette injustice et ce mépris à mon égard et donc à l’égard de beaucoup d’autres de nos concitoyens (…)."
Extraits de compte, examens médicaux...
Julien Frétel et Michel Offerlé ont prêté attention à cette récurrence des détails chiffrés dans ces lettres, où abondent extraits de compte, examens médicaux, voire photos pour conférer une force particulière au témoignage apporté. Une retraitée a fourni un autre exemple par sa lettre dominée par l'ironie:
"Vous trouverez ci-joint un chèque de 1,44 euro correspondant à l’augmentation mensuelle du montant de ma retraite depuis octobre dernier. Plusieurs éléments m’ont poussé à prendre cette décision. Tout d’abord mon éducation, mes parents n’ont jamais demandé l’aumône (…) Le comportement inapproprié, à mon sens, de grands patrons en général, et de bon nombre de politiques au regard de la situation financière de notre pays, m’a finalement aidé à faire ce pas (…) Je pense qu’il est grand temps que les plus pauvres qui sont aussi les plus nombreux montrent l’exemple et fassent un geste certes petit, mais les petits ruisseaux ne font-ils pas les grandes rivières (…) Chaque mois je vous adresserai ce chèque preuve de la volonté de prendre le taureau par les cornes (…)."
Le président reste une figure centrale
La lecture de ces lettres a inspiré un autre enseignement aux chercheurs. Peu importe la perception suscitée par l'individu qui occupe la fonction, le président de la République "fonctionne comme une figure centrale et emblématique d’un pouvoir souvent indéterminé auquel on s’adresse à propos de toute chose", analysent-ils. "Le président est le recours pour exprimer une situation qui est jugée économiquement et socialement insupportable", écrivent-ils encore.
Des motifs sérieux qui pourraient amener le patron de l'exécutif à piocher dans le monceau d'enveloppes venues le trouver.