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Des "silences successifs": comment le chirurgien pédocriminel Joël Le Scouarnec a-t-il pu agir aussi longtemps?
Joël Le Scouarnec aurait-il pu être arrêté plus tôt? C'est la question qui plane au-dessus du procès de l'ex-chirurgien de Jonzac qui s'est ouvert ce lundi 24 février à Vannes (Morbihan) devant la cour criminelle départementale et qui va être portée par l'accusation et les avocats des parties civiles. L'ancien médecin est accusé de 300 viols et agressions sexuelles sur 299 patients pendant 30 ans. Un chiffre qui interroge sur l'attitude des instances médicales pendant ses années d'exercice.
"Il n’y a pas de carrière pédocriminelle qui passe entièrement inaperçue", constate dans un communiqué la Ciivise, la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants.
Le 17 novembre 2005, Joël Le Scouarnec est condamné à quatre mois de prison avec sursis pour détention d'images pédopornographiques. Alertée par le FBI dans le cadre d'une vaste enquête mondiale, la justice le reconnaît alors coupable d'avoir utilisé sa carte bancaire à trois reprises pour accéder à des sites pédopornographiques.
Devant les juges, Joël Le Scouarnec s'était justifié par une "détresse" familiale. La condamnation prononcée par le tribunal correctionnel de Vannes est inscrite dans son casier judiciaire. Elle est à l'époque assortie d'une obligation de soins - elle ne sera pas respectée - mais aucune interdiction d'exercer aux côtés de mineurs n'est prononcée par la justice. Et sa carrière se poursuit.
Moins d'un an plus tard, le 1er août 2006, le chirurgien était titularisé à l'hôpital de Quimperlé (Finistère) puis à Jonzac (Charente-Maritime), deux ans plus tard.
Un signalement écarté
Y a-t-il eu des défaillances, des dysfonctionnements qui ont permis à Joël Le Scouarnec de faire une quarantaine de victimes supplémentaires entre 2006 et 2014, lui qui en avait déjà fait plus de 250? Certains savaient-ils et n'ont-ils rien fait? "La société refuse de voir l'inceste, refuse de voir les violences sexuelles sur les enfants, encore plus quand il s'agit de pédophilie", tranche Me Myriam Guedj Benayoun, avocate de deux victimes dans ce procès et habituée des cours d'assises pour ce type de faits.
"On a préféré voir le bon père de famille, le médecin, le notable", analyse-t-elle.
En 2004, lorsqu'il est mis en cause par le FBI et interpellé en France pour "détention d'images pédopornographiques", Joël Le Scouarnec est en poste à Lorient. Il n'informe pas sa direction de ses soucis judiciaires.
Quand en 2006, un poste se libère à l'hôpital de Quimperlé, où il effectuait déjà des remplacements, cette condamnation, quelques mois après avoir été prononcée, n'était pas encore inscrite à son casier judiciaire, que la direction vérifie au moment de son recrutement permanent. La procédure de titularisation est alors lancée au mois d'avril.
Au mois de juin de cette même année, un psychiatre de l'établissement fait un signalement: Joël Le Scouarnec a, devant lui, eu des propos à "double sens sexuel" au sujet d'un de ses patients, après une plainte des parents pour une opération anormalement longue. Finalement avertis, le directeur de l'établissement et le conseil de l'Ordre départemental du Finistère décident de n'appliquer aucune sanction au praticien.

"Chirurgien compétent"
Le 1er août 2006, Joël Le Scouarnec est donc titularisé, même s'il ne respecte pas les conditions de moralité pourtant exigées pour l'exercice de ses fonctions. Pendant l'instruction, les deux autorités se sont expliquées, estimant que Joël Le Scouarnec était un chirurgien "sérieux, compétent et affable" et que l'activité chirurgicale dans l'établissement avait pu être "stabilisée" avec son arrivée.
Par ailleurs, elles notaient que dans le jugement du tribunal correctionnel de Vannes, il était relevé une "absence de renouvellement du comportement" délictuel et qu'au final une décision relevait davantage de la DDASS, la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales - elle assure, entre autres, des missions de contrôles dans les établissements hospitaliers.
Une plainte aurait toutefois pu être déposée par la suite auprès du Conseil de l'Ordre par ce qui était à l'époque l'Agence régionale de Santé. Plainte qui n'a jamais existé. Là encore, les responsables de la DDASS retiennent l'absence de réitération du médecin mais notent que si l'information de la condamnation avait été connue plus tôt, "la nomination aurait pu être évitée".
"Ce qui est vraiment fondamental, c'est de se rendre compte que, dans cette affaire, l'information est passée, c'est-à-dire que la circonstance que Joël Le Scouarnec a été condamné en 2005 pour détention et usage d'images pédopornographiques était sue par tous", note Me Laure Boutron-Marmion, avocate de l'association Face à l'inceste, partie civile dans ce procès.
"La question c'est 'qu'est-ce qu'on fait de cette information'", ajoute-t-elle. "Ce dossier nous raconte l'incapacité des institutions à traiter cette information."
L'association qu'elle représente a déposé une plainte pour identifier d'éventuelles responsabilités. L'enquête est toujours en cours.
Dans les autres hôpitaux où Joël Le Scouarnec a exercé par la suite, le chirurgien ne s'est jamais caché de cette condamnation. À l'hôpital de Jonzac, la direction, bien qu'avertie, a estimé que le médecin n'avait commis aucune agression physique. En 2015, son autorisation d'exercer est renouvelée malgré la limite d'âge atteinte par le médecin.

Une "prise de conscience" nécessaire
Pour l'avocate de Face à l'inceste, cette difficulté à traiter cette information relève moins d'un problème "logistique", que d'une absence de "prise de conscience" de la gravité des faits par les autorités.
"L'infraction de détention et usage d'images pédopornographiques est vu aujourd'hui comme un sous-délit de la pédocriminalité", poursuit Me Laure Boutron-Marmion. "C'est-à-dire que la plupart des accusés qui comparaissent pour ce type de faits, vont dire 'c'est une erreur' sauf qu'une image pédopornographique, c'est l'image d'une agression, d'un viol, parfois même d'une torture, et on la détient aux fins de jouissance sexuelle.
"Tous les prédateurs sexuels détiennent des images pédopornographiques, c'est véritablement un signal faible", insiste-t-elle.
"Comment est-ce possible quand on a su à 100% qu'il avait été condamné qu'on le laisse aller voir des enfants, des patients mineurs, seul", s'agace Me Myriam Guedj-Benayoun. "Ne pouvait-on pas prendre des mesures de protection pour ces jeunes patients? Pour Joël Le Scouarnec, c'était jubilatoire, il pouvait faire ce qu'il voulait." L'avocate estime, qu'a minima, il aurait été possible de lui interdire de côtoyer des patients mineurs.
Lundi à l'ouverture du procès, le Syndicat de la médecine générale a manifesté pour protester contre la constitution de partie civile du Conseil national de l'ordre des médecins. "Il est inadmissible que l’Ordre des médecins n’exprime ni regrets ni excuses publiques par rapport à cette passivité irresponsable, à ces années de silence, lourdes de conséquences pour les victimes", écrit le syndicat dans un communiqué, assurant que la "responsabilité de l'Ordre est engagée".

Le Conseil national de l'Ordre a répondu assurant vouloir "garantir l'intégrité de la profession médicale" en se constituant partie civile. Il évoque également "plusieurs réformes pour renforcer la vigilance et la coordination avec les autorités judiciaires". "J'entends les contestations, les jugements de valeur mais l'Ordre des médecins entend répondre aux interrogations et faire la lumière sur les manquements", a insisté l'avocat de l'Ordre en début d'audience lundi, se désolidarisant du Conseil départemental.
La problématique de l'inceste mal traitée
Pour Face à l'inceste, cette dynamique pédocriminelle aurait pu être stoppée encore plus tôt, avant même 2005 et cette condamnation. "Avant de se déplacer sur le plan professionnel, l'affaire a commencé avec un inceste, un inceste qui n'a pas été traité comme tel et comme crime absolu", estime Solène Podevin-Favre, présidente de l'association et membre de la Ciivise. "Quelque part cela a légitimé le passage à l'acte sur des victimes dans un cadre plus étendu et plus large."
Joël Le Scouarnec, qui a grandi dans un environnement incestueux, a en effet été reconnu coupable de viol sur une de ses nièces et d'agressions sexuelles sur une autre en 2020. Des faits commis dans les années 1980-1990. Dans son cercle familial, ses penchants pédocriminels étaient, semble-t-il, connus.
"Tout au long des années, des témoins constatent et sont en mesure d’alerter, qu’ils soient dans l’environnement privé ou institutionnel", estime la Ciivise. "Ce sont les silences successifs de tous qui ont fabriqué cette série de crimes, et non un criminel hors norme érigé au statut de monstre."
Même si son ex-femme s'en est toujours défendue, Joël Le Scouarnec écrivait, dès 1996: "Elle a découvert que je suis pédophile." Pour les enquêteurs, il ne fait peu de doute qu'il fait référence à son épouse. "Nous ne disons pas que la famille de Joël Le Scouarnec, a laissé faire, en conscience, c'est bien plus complexe", relève Me Boutron-Marmion.
Joël Le Scouarnec raconte qu'"elle" - toujours une référence à son épouse selon les enquêteurs - lui a "confisqué" ses poupées, qu'elle est tombée sur ses écrits. La sœur du chirurgien a confronté son frère. "Cette famille a bougé en son sein, il y a eu des discussions, des confrontations, ça s'est arrêté là", constate Solène Podevin Favre.
Selon Face à l'inceste, en 2020, un Français sur 10 confiait avoir été victime d'inceste. Dans 9 cas sur 10, la famille prend parti pour l’agresseur et rejette la victime au profit de la cohésion familiale. "Cette famille n'a pas fait exception à tout ce qu'il se passe dans toutes les familles de France, sauf qu'aujourd'hui on a un procès où il y a 300 victimes", conclut la présidente de l'association.
119: le numéro de téléphone pour les victimes ou témoins de violences physiques, psychologiques ou de négligences sur un enfant.
Le 119 est numéro pour les victimes ou témoins de violences physiques, psychologiques ou de négligences sur un enfant. Il est gratuit, anonyme et accessible 24/24. Pour les moins de 21 ans, un tchat, est également disponible avec des professionnels de l’enfance sur le site allô 119.