Libération publie la lettre d'un violeur et déclenche la polémique

La Une de Libération ce lundi 8 mars - Une de Libération
Un article de contextualisation, dans lequel la voix de la victime, Alma, se fait entendre, un papier pour expliquer la démarche de Libération et la publication du texte qui suit: un texte où l'homme, prénommé Samuel, qui a violé Alma reconnaît son acte et tente de l'expliquer, le rattachant à un phénomène de société plus large. Ce dossier, en une de Libération ce lundi 8 mars, journée des droits des femmes, par un dessin et le titre: "'Je t'ai violée, Alma', Lettre d'un agresseur à sa victime", a provoqué une vague de désapprobations et de colères.
Un viol puis la dépression
Il y a d'abord les faits dont a été victime Alma. Le 15 avril 2019 - elle mentionne en effet auprès de Libération l'incendie de Notre-Dame de Paris - cette étudiante de Sciences-Po Bordeaux, alors âgée de 18 ans, est violée par son petit ami de l'époque. Après ce crime, elle s'enfonce peu à peu dans la dépression, jusqu'à être hospitalisée dans une clinique psychiatrique à compter de décembre 2020. Elle se trouve d'ailleurs toujours hospitalisée. Elle se résoud à parler publiquement du viol dont elle a été victime en janvier 2021, et son récit encourage alors de nombreux autres témoignages, fédérés par le hastag #SciencesPorcs.
Il y a deux semaines, une infirmière lui transmet une lettre de son violeur. "Contre toute attente, pour la première fois depuis mon agression, je me suis sentie apaisée", commente-t-elle auprès de Libération, dans l'édition parue ce lundi. Elle poursuit: "C’est difficile à décrire, mais en lisant les premières lignes, une vague de soulagement m’a envahie. Le mot “viol” était écrit noir sur blanc. Mon violeur reconnaissait ce qu’il m’avait fait. Samuel reconnaissait m’avoir détruite."
"Le violeur qui parle ne doit pas devenir un héros"
Libération s'est également tourné vers son violeur qui, précise le journal, s'exprime publiquement avec l'accord d'Alma. Il envoie un texte sur l'adresse mail de la rédaction, lu en amont par Alma qui a approuvé sa publication.
Libération avertit Samuel qu'il encourt 20 ans de prison pour les actes qu'il confirme et que, si le journal ne dévoile que son prénom, il communiquera son identité complète à la justice dans le cas où celle-ci en ferait la demande: "Pour Libération, il n’est pas moralement défendable d’invoquer le secret des sources dans ce cas précis", pose le quotidien. Il se dit prêt à assumer les conséquences judiciaires éventuelles. Alma, de son côté, déclare qu'elle ne souhaite pas l'incarcération de son agresseur mais qu'il soit soigné.
"Des victimes choisissent de ne pas écouter leur violeur, de ne pas laisser d’espace à leur parole. C’est leur choix et je le respecte profondément. De mon côté, je voulais que mon violeur reconnaisse ce qu’il m’a fait subir, bon sang !" s'exclame-t-elle, posant une ligne rouge: "A condition que les rôles ne s’inversent pas: le violeur qui parle ne doit pas devenir un héros car il fait son mea culpa. Soyons clair."
"Expliquer n'est pas excuser"
Avant de donner la parole à Samuel, un étudiant aujourd'hui âgé de 20 ans, et au texte qu'il a adressé à la rédaction, Libération, qui qualifie le document d'aussi "fort" que "dérangeant", souligne d'ailleurs: "L’auteur de ce texte est aussi l’auteur du crime qu’il avoue de façon circonstanciée. Le publier pose une série de problèmes, éthiques, journalistiques et bien sûr juridiques. D’abord, il ne faut pas que la parole de l’agresseur invisibilise celle de sa victime."
Cet article intitulé: "Pourquoi Libé publie la lettre d’un violeur" note: "L’auteur décrit avec précision les déterminants personnels, culturels et sociaux qui ont participé à la commission de son acte. Il ne se justifie pas, ne s’autoflagelle pas, ne se défausse pas, il explique. Et expliquer n’est pas excuser."
"J'ai violé"
Le texte de Samuel, qui a quant à lui pour titre "j'ai violé. Vous violez. Nous violons", succède alors à ces avertissements. "Le viol que j’ai fait est certainement d’une banalité extrême et dangereuse", lance-t-il en préambule, un propos qui fait échos à la prise de conscience d'Alma: "J’ai compris (...) que ce qui m’était arrivé était d’une horrible banalité".
Décrivant une relation "passionnelle", Samuel détaille son passage à l'acte d'avril 2019, qui a précédait immédiatement la rupture du couple:
"Nous nous bagarrions une ultime fois sur le lit, comme pour éprouver encore le contact puissant et ravageur de l’autre sur notre corps. Je sentais une rage profonde, rendue explicite par la violence que l’on se portait. J’ai perdu le contrôle. Pourtant calme de nature, j’ai senti une cascade de rage se déverser en moi. De plus en plus de violence. De plus en plus d’intensité. De moins en moins de considération de l’autre. Je n’ai rapidement plus existé que par les émotions extrêmes et rares que j’éprouvais. Elle, comme morte, s’effaçait lentement dans mon regard devenu primal et animal. J’ai violé."
L'auteur de la lettre promet de se soigner
Il dit avoir évoqué le sujet plus tard avec un ami et avoir longtemps pensé qu'il n'avait pas violé la jeune fille.
"Seule celle qu’on appelle 'victime' a pu m’ouvrir les yeux. Donc, oui, je le reconnais", ajoute-t-il, avant d'affirmer: "Je pleure d’avoir détruit une partie de la vie de celle que j’aimais le plus. Mais tout cela est incomparable à ce qu’elle ressent." Il assure ensuite avoir été lui-même la victime d'un pédocriminel pendant deux ans, durant sa scolarité au collège.
Samuel promet: "Je vais me soigner. Entamer un travail psychologique bien sûr, mais surtout tout faire pour changer."
Un air de tribune
Puis, il élargit son histoire personnelle à la société, et l'aveu prend des airs de tribune, un écueuil que Libération avait mis en évidence à sa manière: "La force intellectuelle, la fougue de ce texte peuvent aussi susciter le rejet et jouer en sa défaveur". "La manière dont j’ai été sociabilisé comme 'homme' m’a fait intégrer des dynamiques d’états et d’actions inconscientes qui, par définition, me sont profondément invisibles", pose ainsi l'auteur du viol.
Il appelle à une remise en question "individuelle et collective de ce qui fait que des violences comme celles-ci peuvent exister et peuvent passer inaperçues". "Les éducations sexuelles et sociales s’entremêlent et doivent se faire de manière permanente et adaptée dès le plus jeune âge", déclare-t-il encore.
Un journal au centre d'une polémique
La publication de Libération a soulevé un flot d'indignations. Parmi de nombreux exemples possibles, la militante féministe, Caroline de Haas, a dénoncé l'un des choix sémantiques du journal: "En fait, TOUT est indécence, mépris et violence dans ces papiers de Libération. TOUT. C’est l’angoisse absolue. (Notre zone de confort ?!?!?! Sérieusement ? T’écris un papier sur le viol et tu parles de zone de confort)"
La linguiste et universitaire Laélia Véron a reproché au quotidien d'avoir installé le dossier en une, et d'avoir publié la lettre isolée d'un violeur au lieu de la placer en regard d'autres témoignages: "Un texte comme ça ne doit pas être valorisé, par une personnalisation à la Une. Il doit servir de corpus, parmi d'autres textes. Il doit être analysé, parmi d'autres textes, dans le cadre d'une démonstration et d'une analyse plus globales et mis en perspective sociologoquement."
Marie Turcan, rédactrice en chef de Numerama, blâme notamment une note du quotidien: "Parmi toutes les justifications de Libération pour son coup médiatique abject du 8 mars, celle-ci semble bien être la plus indécente. On se félicite de "complexifier" un "débat nécessaire", excusez-moi, quoi ?"
