"Jusqu'à 70 dossiers par audience": la justice du quotidien au bord de la saturation

Le tribunal de proximité de Boulogne-Billancourt dans les Hauts-de-Seine. - Google streetview
"Monsieur, l'affaire est terminée." Le ton est ferme mais humain. Viviane Bréthenoux, juge des contentieux et de la protection au tribunal de proximité de Boulogne-Billancourt, dans les Hauts-de-Seine, clôt les débats. Pendant quelques minutes, la magistrate a écouté les arguments de ce propriétaire qui refuse de restituer la caution à son locataire, estimant que ce dernier a dégradé le logement.
Cette affaire fait partie de la longue liste de celles inscrites au rôle ce mardi matin pour cette juridiction civile qui compte deux juges du contentieux pour près de 250.000 habitants. Loyers impayés, crédits à la consommation non remboursés, litiges entre voisins pour une haie mal taillée.... Une trentaine de dossiers doit être abordée lors de cette audience. "M. Cartier contre la société X, M. Bourgeois contre la société Y, le syndicat de copropriété contre telle SCI"... pendant plus de 2h30, chaque cas est présenté.
"Éviter de plaider trop longtemps"
Dans ce lieu qui juge la justice du quotidien, nombreux sont ceux assis sur l'un des nombreux bancs, sans avocat. D'autres nomment un conseil au dernier moment, au moment de recevoir la convocation à l'audience. Une situation qui donne lieu à de nombreux renvois en début d'audience, afin que les parties puissent préparer leur défense. D'autres encore ont déjà trouvé un terrain d'entente pour régler l'affaire sans passer devant la justice.
"Si des conciliations sont envisageables, je serais ravie de les ordonner", insiste la juge, qui voit ainsi sa charge de travail diminuer.
Passées les demandes de renvoi, la magistrate doit faire vite, en une matinée, elle doit écouter les arguments des affaires qui seront traitées. Les avocats, qui se succèdent devant elle, le savent, leurs interventions doivent être brèves dans ces procédures qui reposent pourtant sur l'oralité des débats. En moins de cinq minutes, une avocate détaille l'affaire de son client: un homme qui a hébergé gracieusement une connaissance et lui a prêté de l'argent sans que cette "crapule", comme elle qualifie l'homme, ne lui rende, malgré la signature d'une reconnaissance de dette.
"On dépose des écritures, on doit éviter de plaider trop longtemps", commente Me Borlieu, avocat au barreau de Nanterre.
"On devrait leur consacrer une heure..."
Pour les justiciables, il est plus difficile de faire court. Ils s'avancent difficilement face à la magistrate et sa greffière. "Je n'en peux plus", souffle en larmes cette propriétaire d'un appartement occupé par un locataire mauvais payeur. Une policière municipale explique comment, à cause de la pandémie, elle en est arrivée à ne plus pouvoir payer ses loyers. "Cela fait 15 ans que je loue mon appartement sans difficulté, dès le départ, c'était difficile d'échanger avec lui...", débute un autre propriétaire. "Ok, mais par rapport à la demande du jour", le coupe rapidement Viviane Brethenoux, qui elle doit statuer sur la restitution ou non de la caution à l'ancien locataire.
"On est des artisans, ce qui fait la richesse de notre métier, c'est d'examiner chaque cas, explique à BFMTV.com la vice-présidente du tribunal. C'est évident que quand vous faites attendre des gens dans la salle toute la matinée et qu'ils ont cinq minutes pour s'expliquer, on n'est pas à l'aise. On devrait leur consacrer une heure à chacun."
Si la magistrate exprime sa "douleur" face à ce manque de temps, elle essaie pour chaque justiciable de leur expliquer le plus précisément la procédure. Mais elle sait aussi qu'après l'audience, il lui faudra rédiger l'intégralité des jugements. Pour les affaires les plus complexes, cette tâche nécessite une grosse journée de travail. Pour l'intégralité des dossiers examinés, soit 18, ce mardi matin, la juge estime qu'il lui faudra "environ 15 jours de travail effectif" pour rédiger ses jugements.
"J'ai toujours connu ce tribunal en souffrance"
L'audience de mardi s'est "exceptionnellement" terminée tôt, se félicite à plusieurs reprises Viviane Brethenoux, visiblement surprise. "La semaine dernière, il y avait 70 dossiers audiencés, dont 40 jugements à rédiger", confie Audrey Goubil, la seconde juge du contentieux de ce tribunal de proximité. Les deux professionnelles sont également compétentes en matière de tutelle, des dossiers dans lesquels "les gens ont besoin de me raconter la souffrance de leur famille".
Là aussi, elles déplorent le manque de temps qu'elles peuvent accorder aux justiciables. "Si je pouvais passer une matinée par dossier, je le ferais volontiers", insiste encore Viviane Brethenoux qui déplore le non-remplacement de la troisième juge qui jusqu'alors exerçait dans ce tribunal de Boulogne-Billancourt. "On a notre conscience professionnelle chevillée au corps, on travaille le soir, le week-end, pendant les vacances pour pouvoir rendre la justice de la même manière, souffle encore la magistrate. Mais on rame, on manque d'effectif." Une situation qui n'a rien de nouveau et qui explique, selon elle, la journée de mobilisation de la profession ce mercredi.
"Depuis mon arrivée en 2015, j'ai toujours connu ce tribunal en souffrance", conclut Viviane Brethenoux, qui pour la première fois de sa carrière participera à la grève.