On a vu la première mise en scène (très militante) d'Adèle Haenel aux Bouffes du Nord

Le spectacle "Voir clair avec Monique Wittig", avec Adèle Haenel et Caro Geryl, au Théâtre des Bouffes du Nord - © Estelle Hanania
Adèle Haenel ne surgit pas des entrailles de la scène. Elle ne se cache pas derrière le velours d'un rideau rouge, n'attend pas que la pénombre noircisse les arènes et que la lumière se braque sur elle. Adèle Haenel, tailleur gris et chic sur le dos, mains dans les poches, se tient déjà là, sur une scène sans surplomb, pendant que les spectateurs affluent et s'installent peu à peu sur leur siège.
Elle traîne alors son pas brave et anxieux, s'arrête par moments, observe les visiteurs, reprend sa ronde ou adresse un mot à son acolyte, la batteuse et musicienne Caro Geryl, elle aussi sur scène, elle aussi en gris. Puis la comédienne s'assoit et quelque chose semble commencer. "Bonsoir", murmure-t-elle, et déclare alors cette "réunion secrète dans la nuit" ouverte. Autour d'elle, des tapis de feuilles mortes, des bruits d'animaux, un feu crépitant et des spectateurs, assis en tailleur tout près.
Dans Voir clair avec Monique Wittig, au théâtre des Bouffes du Nord à Paris du 8 au 12 octobre, Adèle Haenel, entourée du collectif féministe DameChevaliers, a choisi le minimalisme, l'intime et l'horizontalité pour raconter - célébrer - la pensée de la romancière, philosophe, figure majeure du Mouvement de libération des femmes et du lesbianisme radical, auteure du recueil culte La Pensée straight, publié en 1992 aux États-Unis et en 2001 en France.
Déprime hétérosexuelle
D'emblée, Adèle Haenel explique ses intentions ("transmettre [sa] passion pour Wittig", quelqu'un qui [la] "redresse", dit-elle), évoque notre système "fasciste" et demande à l'assemblée, nous autres spectateurs, d'adopter "un point de vue lesbien sur le monde". Elle dénonce ensuite, en paraphrasant Monique Wittig, notre ordre politique hétérosexuel, qui "repose sur la binarité de genre" et "organise le rapport de domination des hommes sur les femmes". Elle prône au contraire "la lutte de la classe des femmes pour la destruction même de cette classe".
"C'est l'oppression qui fait le genre [...], il faut détruire la femme", assène-t-elle, avant de demander "C'est clair?". Le spectacle se transforme vite en discours partisan, ou bien en conférence, de celles qui s'autorisent le beau et le fragile, le politique et le poétique, l'intime et l'universel. Elle balaie parfois d'un œil ses notes, avale une gorgée, rit - de sa radicalité? -, s'émeut, improvise, lâche des "en fait", "bref", "bon". Crée une familiarité avec le public. Cite aussi les militantes féministes Sarah Ahmed, Audre Lorde, Adrienne Rich et Elsa Dorlin. En fond, des bestioles hululent, grincent, jappent. L'audience, elle, applaudit par moments.
Adèle Haenel ose également associer le "travail de binarisation", qui crée les catégories "homme" et "femme", à la fabrication des nuggets. Pour les deux, on ne voit pas ce qu'il y a derrière, ou on l'oublie, on le naturalise, dit-elle. Son visage dessine un sourire, un peu de rougeur aussi. Elle embraie. Raconte sa dépression à l'adolescence lorsqu'elle s'est délitée en essayant (en vain) de correspondre à l'idéal fantasmé d'une femme. Adèle Haenel touche juste.
Sincérité poétique
Avec son phrasé radical, percutant, franc, l'héroïne de Portrait de la jeune fille en feu, figure majeure de #Metoo qui a claqué la porte du monde du cinéma en 2023, déclame aussi quelques couplets poétiques et amoureux qu'elle a écrits, mis en musique par Caro Geryl. Son émotion surgit. Sa sincérité aussi. Du haut des gradins, la souveraine apparaît presque intimidée, pudique. On ne sait alors plus trop bien si elle joue, ou non. Mais peu importe.
À un moment, on se demande quand même à qui peut bien s'adresser le spectacle. Pas vraiment à ceux qui ne sont pas familiers des théories queer. Ni tout à fait à ceux qui ont déjà lu l'œuvre de Monique Wittig - rien ne vaut ses mots purs. Reste que la pensée fulgurante, inédite à l'époque, libre et libératrice de cette pionnière du féminisme radical, a le mérite de résonner à nouveau, et pas par n'importe quelle voix.
Adèle Haenel ponctue son plaidoyer lesbien, une heure et demie plus tard, par la lecture d'une tribune pour le peuple palestinien. Celle qui a embarqué en septembre sur la flotille Global Sumud pour dénoncer le génocide en cours à Gaza, est assurément militante. Et pour le meilleur.