"Un beau film très particulier" : que vaut "Comment vivez-vous?", le dernier film de Miyazaki sorti au Japon?

Détail de l'affiche du film "Comment vivez-vous?" de Hayao Miyazaki - Ghibli
À 82 ans passés, Hayao Miyazaki continue de se renouveler, au risque de décontenancer son public, à en croire les premiers retours sur son premier film en dix ans, Comment vivez-vous?, sorti vendredi au Japon.
Attendu depuis 2016, ce long-métrage encore non daté en France a été entouré de mystères tout au long de sa production. Fait rare, il n'a bénéficié d'aucune promotion à l'exception d'une affiche dessinée par Miyazaki lui-même représentant une étrange créature ressemblant à un oiseau dont l’œil est niché sous son bec.
Cela n'a pas dissuadé le public japonais de se ruer sur le film, assure à BFMTV Nicolas Cailleaud, journaliste français présent sur place: "Au cinéma Toho de Shibuya, où je l'ai vu, les sept séances prévues dans la journée étaient toutes complètes. C'était un film très attendu. Ils avaient le paquet dessus."
Le titre du film en japonais, Kimi-tachi wa dō ikiru ka, est emprunté à un roman paru en 1937 au Japon et publié en France sous le titre Et vous, comment vivrez-vous?. Le film propose toutefois un récit entièrement repensé par Miyazaki "à mi-chemin entre un Totoro inversé et Narnia", selon Pierre-William Fregonese, chercheur associé au département d'art contemporain de l'université des arts de Kyoto.
L'histoire se déroule au Japon durant la Seconde guerre mondiale. Un garçon nommé Mahito quitte Tokyo avec son père et s'installe à la campagne après la mort tragique de sa mère dans un incendie. Il y rencontre un héron cendré qui l'emmène dans un univers fantastique où il découvre peu à peu le mystère du décès de sa mère et son histoire familiale.
Début extrêmement original
Si Comment vivez-vous? est "très beau, très bien fait, très divertissant" et "vraiment surprenant" selon Matteo Watzky, journaliste spécialiste en animation et étudiant en cinéma, il semble "manquer un truc" au film: "Après le premier visionnage et un peu de réflexion, j'ai du mal à l’aimer vraiment. Il commence de manière extrêmement originale, mais déçoit un peu après les premières trente minutes."
Ce début très autobiographique se mêle à "une atmosphère de film d'horreur parfaitement maîtrisée que je ne pensais pas voir un jour chez Miyazaki", salue encore le spécialiste. "Pour moi, ces 30 minutes, isolées du reste, pourraient constituer son meilleur film. Puis on passe à un film fantastique plus 'classique', qui pour le coup est du Miyazaki typique. J'ai eu l'impression qu'il refermait toutes les portes qu'il avait ouvertes."
Le mystère entourant le film a pu aussi jouer en sa défaveur, analyse-il: "Il est découpé en deux parties bien distinctes, et peut-être qu'une bande-annonce évoquant cela aurait aidé à anticiper et diminuer la déception que j'ai ressenti lorsque l'excellente première partie laisse place à une seconde partie que je trouve moins engageante."

"On se doute un peu de ce qui va passer", confirme Nicolas Cailleaud. "Quand tu as vu Le Voyage de Chihiro, tu sais exactement comment ça va se dérouler. Je trouve d'ailleurs que Le Voyage de Chihiro reste supérieur en termes d'histoire. Là, on a un petit sentiment de copier-coller dans un univers très sombre."
"Un beau film, très particulier et étrange"
Maître de conférences en langue et civilisation du Japon contemporain à l'Université Lyon 3, Julien Bouvard déplore lui aussi un récit trop proche du Voyage de Chihiro: "Même si c’est techniquement très réussi, narrativement, cette seconde partie est un peu décevante, car peut-être un peu trop convenue", estime l'universitaire, qui confie avoir encore "du mal à dire si le film est 'bien'".
Nicolas Cailleaud reste malgré tout très enthousiaste: "C'est un beau film émouvant, mélancolique, mais pas joyeux. C'est une œuvre très sombre où on ne rit jamais. Je le compare au Labyrinthe de Pan de Guillermo del Toro." "C'est un beau film très particulier et étrange", renchérit Pierre-William Fregonese. "Pas son meilleur, mais ça reste un immanquable, car Miyazaki s'appuie et casse ses propres codes en même temps."
"C’est un film à part et ultra-référencé. Son plus occidental et son plus japonais. Les références étrangères sont prises et remodelées. Par exemple, les sept nains de Blanche-Neige deviennent sept grands-mères attentionnées, ou encore Alice au pays des merveilles mais avec un garçon qui poursuit un héron japonais", insiste encore le chercheur, qui a repéré des clins d'œil au Roi et l’Oiseau, La Belle et la Bête et L'Incal.
"Il y a aussi plein de références à la filmographie de Miyazaki: Totoro, Mononoke, Chihiro notamment, mais dans sa structure et son propos, c’est encore très différent", renchérit Julien Bouvard. "On pourrait dire que c'est un mélange du Vent se lève pour les aspects autobiographiques et historiques, de Totoro pour le côté féerique et de Ponyo ou Chihiro pour son côté film d’horreur (toutes proportions gardées)."
L'influence de Satoshi Kon
Visuellement, Miyazaki a aussi affiné son trait sous l'impulsion de son directeur de l'animation Takeshi Honda, une pointure qui a notamment travaillé sur Evangelion et Ghost in the Shell 2: Innocence. "L'animation est en effet plus dynamique et vive, il y a des plans dont on n’est pas habitué chez Miyazaki", s'enthousiasme Pierre-William Fregonese.
"Miyazaki n'est jamais aussi bon que lorsqu'il est dans l'épure. Ici, c'est un film d'animation très contemporain et donc trop riche. La première scène avec Tokyo en feu est très impressionnante et novatrice pour Miyazaki, on dirait presque du Satoshi Kon."

Ce réalisateur novateur, mort en 2010, qui a inspiré Hollywood avec des œuvres comme Perfect Blue et Paprika, a aussi beaucoup influencé Miyazaki pour les scènes horrifiques de son nouveau film, insiste Matteo Waltzky: "Comment vivez-vous? m'évoque les films de Satoshi Kon: même rapport ambigu à la réalité, même ambiance inquiétante."
Pas de message clair
Annoncé comme le dernier film de Miyazaki, Comment vivez-vous? n'est pas pour autant de son testament artistique. "Il ne l'a pas fait comme un testament du tout", insiste Nicolas Cailleaud. "Mais c'est un film très émouvant qui rend notamment hommage à son ami Isao Takahata, mort récemment, et au Tombeau des Lucioles."
"Un peu comme pour Le Vent se lève qui a pu être critiqué pour son absence de condamnation claire du Japon militariste, Kimi-tachi wa dô ikiri ka refuse une nouvelle fois d'envoyer un message clair aux spectateurs", déplore toutefois Julien Bouvard. "Miyazaki est décidément plus direct dans ses interventions publiques que dans le contenu de ses films."
"Le roman original de 1937 était justement pensé comme un testament, c'est-à-dire un message envoyé aux enfants de cette génération", poursuit le chercheur. "La version de Miyazaki est surtout une démonstration de force de ce qu'il sait faire de mieux au cinéma, un condensé de 2h de différents registres maîtrisés dans lesquels il excelle, mais dont on a du mal à faire émerger un message ou une morale plus originale que la nécessité de s'adapter à son milieu et de s'ouvrir aux autres..."
Pour Matteo Watzky, "l'atmosphère si unique de la première partie représente vraiment une nouvelle direction dans l'œuvre du réalisateur, bien plus qu'une conclusion": "En tout cas, si c'est un testament, il n'est heureusement pas trop 'marqué': Je pense que je n'étais pas le seul à craindre un film très moralisateur (surtout vu le titre...), le vieux sage donnant des leçons, mais il n'y a rien de cela. Peut-être qu'en fait si cela avait été le cas, le film aurait eu plus d'impact..."
"À mon sens, et c'est paradoxal, ce film a plus les allures d'un premier film en ayant les qualités et les défauts de ce type de production", conclut Pierre-William Fregonese. "Plein de vie et de fulgurances, mais riche à l’excès et inutilement complexe par moments. Ses films testaments, Miyazaki les a réalisés il y a plus de vingt ans."