Cannes 2021: la face sombre du maître de l'animation Satoshi Kon racontée dans un film

Détail de l'affiche du documentaire "Satoshi Kon, l'illusionniste" - Carlotta
Projeté ce jeudi soir au Festival de Cannes, le documentaire Satoshi Kon, l'illusionniste est l'un des films les plus attendus de la Croisette. Consacré à un des plus grands maîtres de l'animation japonaise, connu pour des classiques comme Perfect Blue (1997) et Paprika (2006), ce film en éclaire aussi la personnalité complexe, et en explore les zones d'ombre.
L'attente autour de ce film, qui bénéficie d'un impressionnant casting d'intervenants (Darren Aronofsky, Mamoru Hosoda, etc.) et sera diffusé sur OCS en août, est à la hauteur de l'aura quasi mythique qui entoure désormais Satoshi Kon. Aura qui n'a cessé de gagner en importance depuis sa mort prématurée en 2010 des suites d'un cancer à l'âge de 46 ans.
"Vu qu'il est mort très jeune, son œuvre est très courte. Il y a une poignée de BD, quatre films, un court-métrage et une série", rappelle Pascal-Alex Vincent, le réalisateur de Satoshi Kon, l'illusionniste. "Le problème des artistes dont l'œuvre est très courte, c'est que leurs œuvres ont tendance à s'évaporer. J'avais envie que l'œuvre de Satoshi Kon s'imprime quelque part, qu'il y ait un document qui explique qu'au début des années 2000 il y a eu un très grand cinéaste dont les films sont absolument fondamentaux et ont influencé tout le cinéma international, de Requiem for a Dream à Inception."
Un triomphe posthume
Satoshi Kon est un des réalisateurs préférés des étudiants en cinéma. Comment expliquer ce triomphe posthume? La première raison est stylistique, estime Pascal-Alex Vincent: "C'est un virtuose du récit et du montage. Il raconte les histoires comme personne. On a l'impression après avoir vu un de ses films d'être plus intelligent."
La deuxième raison est intellectuelle: "Satoshi Kon a été un grand visionnaire de l'époque à venir. Dès 1999-2000, il prédit l'avènement d'Internet tout-puissant et de la téléphonie mobile toute puissante [dans Paprika et sa série Paranoïa Agent]. Il prédit aussi les addictions aux médias, les pop stars éphémères [dans Perfect Blue]. Il a vu les années 2010-2020 avant tout le monde."
"S'il fascine autant aujourd'hui, c'est aussi qu'il n'a malheureusement pas de successeur", analyse Marc Aguesse, responsable du site spécialisé Catsuka et organisateur en 2011 une exposition dédiée à Satoshi Kon à Japan Expo. "Il supervisait seul énormément d'aspects de ses oeuvres, ça laissait sans doute peu de marge pour prendre quelqu'un sous son aile. Le vide qu'il laisse est d'autant plus grand que les réalisations de Kon avaient selon moi le potentiel de toucher un très large public pas spécialement féru d'animation, mais amateur de grand cinéma d'auteur, tout simplement."
"Du très grand cinéma sur le mal-être"
Ce fin spécialiste de l'œuvre de Satoshi Kon se souvient encore de l'onde de choc suscitée par la sortie de Perfect Blue en France: "Ce film se démarquait de tout ce qu'on avait pu voir jusque là. Jin-Roh était aussi sorti au même moment en France, on avait également eu Ghost In The Shell quelques années auparavant, mais ce premier film de Kon était davantage ancré dans la réalité, et traitait avec violence d'un sujet léger, celui des idols. Du très grand cinéma sur le mal-être que j'ai rarement retrouvé chez d'autres réalisateurs japonais, sauf peut-être avec le très beau Colorful de Keiichi Hara, qui aborde le sujet du suicide."
Son cinéma témoignait aussi d'un "profond humanisme", complète le spécialiste: "Il est aussi un des rares réalisateurs à avoir mis en scène des minorités comme les SDF, des immigrés, ou aussi des personnages obèses." Selon lui, "l'ordre dans lequel on découvre sa filmographie est important": "Ce que j'observe souvent c'est que les gens qui ont d'abord découvert Paprika ont plus de mal à apprécier Perfect Blue ensuite, alors que pour moi Paprika, aussi beau soit-il, est simplement un magnifique aboutissement de tout ce que Kon avait déjà installé à travers ses précédents films et sa série Paranoia Agent."
"Il ne laissait rien passer"
Bien que commémoratif, le documentaire Satoshi Kon, l'illusionniste n'élude en rien les zones d'ombre de ce réalisateur "qui se considérait de son vivant comme un génie", précise Pascal-Alex Vincent. On sent dans les propos de certains intervenants - notamment le réalisateur Mamoru Oshii (Ghost in The Shell) - une certaine crispation en évoquant le souvenir d'un homme connu pour son extrême dureté.
"J'ai vraiment dû adoucir le documentaire, et enlever les moments les plus durs à son égard. Kon était adoré et détesté à égalité et par les mêmes personnes", ajoute-t-il. "La plupart de ses collaborateurs ont accepté de participer au documentaire, mais ils nous disaient bien qu'ils avaient beaucoup de griefs contre lui. Katsuhiro Otomo, l'auteur de Akira, a longtemps hésité. Un jour, il s'est énervé en disant, 'Il m'en a trop fait voir', et il a refusé d'apparaître dans le film. Toutes les personnes interviewées m'ont dit du mal de lui."
Satoshi Kon menait en effet la vie dure à ses collaborateurs et certains vivent encore avec les séquelles de cette période: Il avait une exigence vraiment folle dans le travail. Il attendait que l'on s'investisse totalement dans son métier. Si vous n'étiez pas à la hauteur de son propre investissement, il vous menait la vie dure. Il était très exigeant. Il ne laissait rien passer. Il avait oublié d'être aimable, c'est ça le problème. Au Japon, on ne peut pas oublier de l'être. Du coup, même s'il est mort il y a dix ans, les gens sont encore cripés quand on évoque son nom."
Satoshi Kon a malgré tout été un acteur décisif de la reconnaissance de l'animation japonaise dans les années 2000. "Il s'est engagé très tôt dans la défense des droits des artistes et notamment des animateurs japonais (souvent mal payés) à travers le JANICA (Japan Animation Creators Association) dont il était un des piliers", indique Marc Aguesse.
Avec ses films, Satoshi Kon a non seulement influencé plusieurs générations de cinéastes, mais il a aussi repoussé les limites de l'animation. Chacun de ses films témoigne de son perfectionnisme: "Les storyboards de Kon sont exceptionnels, et de loin les plus aboutis qu'il m'ait été donné de voir", note Marc Aguesse. "Il s'agissait quasiment d'images finies du film en noir et blanc, avec décors, décompositions de mouvements d'animation... Un matériau très poussé, indiquant parfaitement la vision du réalisateur, ce qui permettait ensuite aux équipes de faire ses films avec peu de budget."
Satoshi Kon construisait également chacun de ses films comme un jeu de piste, ajoute Pascal-Alex Vincent: "Il fait partie de ces cinéastes, comme Alfred Hitchcock, où le commentaire de l'oeuvre se trouve à l'intérieur de l'oeuvre. A l'intérieur de ses films, il y a des éléments qui commentent le film, voire même qui annoncent les suivants." Certaines scènes de Paprika montrent ainsi des personnages de ce qui aurait dû être son cinquième film, Dreaming Machine. "Il traçait sa route avec une véritable vision. C'est en cela qu'il est un très grand auteur."
Dreaming Machine restera un rêve pour ses fans. Pascal-Alex Vincent n'a pu montrer dans son documentaire que quelques storyboards et croquis préparatoires de ce cinquième opus filmiques de Satoshi Kon. "Il existe 26 minutes, mais hélas il y a un imbroglio entre les producteurs de l'époque, la veuve et d'autres producteurs d'animation qui aimeraient reprendre le film. Tant que ce n'est pas réglé, on ne peut rien montrer."
Satoshi Kon va continuer de vivre. Le documentaire sera projeté tout l'été, en parallèle d'une diffusion le 4 août sur OCS lors d'une nuit dédiée à son oeuvre. Un coffret DVD du documentaire "avec beaucoup d'inédits et de choses rares" est aussi prévu dans les prochains mois. Deux livres sont également en préparation, dont un retraçant sa carrière chez Ynnis Edition. Et ses mangas viennent d'être réédités aux éditions Pika.