Comment "Ranking of Kings" est devenu le manga le plus incontournable du moment

Un extrait du manga "Ranking of Kings" - Crédit : ©Sousuke Toka 2019 / KADOKAWA CORPORATION
Bojji n'est pas grand, mais il est vaillant. Héros de Ranking of Kings, première œuvre signée Sōsuke Tōka, ce petit prince sourd et muet fait fondre le cœur de tous les fans de mangas et d'animation japonaise. Ils dévorent depuis octobre 2021 sur la plateforme Wakanim l'adaptation animée de ses aventures. Accompagné par une créature baptisée Ombre, Bojji parcourt le monde pour tenter de gagner la confiance de son peuple et de prouver ses qualités pour devenir roi.
Imaginé par un autodidacte de 47 ans, Ranking of Kings est paru il y a trois ans au Japon, après une prépublication sur le web en 2017. Le manga sort enfin en France aux éditions Ki-oon, quinze jours seulement après la diffusion du dernier épisode de l’anime. Une stratégie adoptée avec l’accord de l’éditeur japonais pour favoriser l’implantation en France de cette œuvre atypique, tant sur le fond que sur la forme.
"Mon boulot d'éditeur, c'est de faire en sorte que les titres soient lancés dans les meilleures conditions possibles", précise Ahmed Agne, directeur éditorial de Ki-oon. "Et là, même si on est sur un marché où les lecteurs sont de plus en plus courageux, et sortent de plus en plus facilement de leur zone de confort, Ranking of Kings est tellement éloigné des codes graphiques habituels que je voulais attendre un support audiovisuel pour lui donner toutes les chances de réussir."
"Les gens sont prêts à mourir pour lui"
La patience de Ki-oon a porté ses fruits. Inconnu il y a encore six mois, le manga a été tiré à 50.000 exemplaires. Un tirage très important, et revu à la hausse en raison du succès de l’anime et de précommandes records. Sur les réseaux sociaux, le public s’est déjà approprié Ranking of Kings. Chaque jour sont publiés des centaines de fanarts et de fananimations imaginés par des fans du monde entier.

Bojji, héros au sourire aussi communicatif que celui de Luffy dans One Piece, suscite une forte adhésion. "Juste le fait qu'il soit souriant me fait surkiffer l'œuvre", note le twittos @Lms, grand fan de l'anime. "Ça fait très longtemps qu'un personnage de manga et d'anime n'avait pas suscité autant d'enthousiasme et d'attachement" confirme Ahmed Agne. "J'ai l'impression que les gens sont prêts à mourir pour lui. Ça me fait penser à cette scène dans Le Seigneur des anneaux où ils s'agenouillent tous aux pieds de Frodon."
Le twittos El Tooms a été particulièrement ému par "l'apparence frêle et le handicap de Bojji, [qui est] écrasé par l’aura d’un père respecté de tous": "L'anime retranscrit parfaitement cette bulle dans laquelle il s’enferme pour déambuler dans le village malgré les railleries non maquillées de ses sujets."
"En tant que maman, j’avoue que les larmes étaient dures à retenir à chaque scène de souffrance pour le courageux Bojji, surtout qu’il les affronte avec beaucoup de dignité, sans doute celle d’un futur roi", s'émeut Caroline Segarra, animatrice des émissions Le Cri du Mochi et Glénat Manga Live sur Twitch. "Et ces moments où il se lâche enfin pour pleurer dans un coin où personne ne le verra, mon coeur saigne rien que d’y repenser."
Cette attention apportée aux émotions des personnages est l'un des aspects essentiels de cette série, commente encore Anaïs Maamar, artiste de jeu vidéo et BD: "Ranking of Kings diffère [des autres shōnens] par le fait que la progression des personnages s'exprime davantage par l'acceptation de leurs émotions, l'apprentissage de la confiance en soi et en les autres, plutôt que la maîtrise de nouvelles techniques de combat surpuissantes."
"Un véritable bonbon pour l’âme!"
Après deux ans de pandémie et le retour de la guerre en Europe, "avoir ce héros qui est dans le pardon permanent, qui arrive presque à transformer les méchants en gentil, c’est quelque chose d'extrêmement rassurant", analyse Ahmed Agne. "On est traversé par de belles émotions tout au long du parcours initiatique de Bojji et de ses rencontres", confirme le twittos Tony Mr P. "Un véritable bonbon pour l’âme!"
Bojji n'est pas l'unique personnage à susciter autant d'empathie. Son acolyte Ombre lui tient la dragée haute. "Il a un grand sang-froid. Il est toujours aux côtés de Bojji pour le défendre", note le twittos @Lms. "Ayez un ami, un frère comme lui dans votre vie, vous serez le plus heureux du monde", ajoute le mangaka français Djiguito. Dame Hiling, la belle-mère de Bojji, qui déjoue les archétypes de la marâtre, est aussi plébiscitée. Caroline Segarra voit en elle "un symbole fort, qui [la] fait pleurer aussitôt".

"Son amour pour ses enfants est touchant, son caractère impulsif et franc est détonant et drôle", glisse Tony Mr P. "J’aime son côté protecteur, son caractère inflexible et sa culpabilité grandissante à mesure qu’elle réalise à quel point l'entreprise du vieux roi Bosse avait diminué son fils", renchérit El Tooms. "C'est assez comique de la voir jongler entre ces [différents] aspects d'elle-même. Elle a aussi un pouvoir de guérison très puissant qui renverse la situation à plusieurs reprises", complète Anaïs Maamar.
"Ces personnages sont tous basés sur des archétypes de contes prévisibles à première vue, mais qui nous surprennent très vite par leur ambivalence, ce qui les rend très humains et touchants”, décrypte Anaïs Maamar. "Je trouve ça chouette de voir tous ces personnages de guerriers imbattables (majoritairement masculins) prendre le temps de mettre un genou à terre pour pleurer à chaudes larmes, et que cela soit montré comme faisant partie de leur force. On pourrait attendre que ça en devienne lourd, mais comme le comique et les moments d'émotion sont très bien dosés, ces moments restent toujours très frais et spontanés."
"La qualité de l’animation est dingue"
Selon Ahmed Agne, Ranking of Kings s’inscrit dans la lignée de séries d’aventure comme Les Mystérieuses cités d'or (1982) ou Le Tour du monde en quatre-vingts jours (1981). Il y voit aussi un pendant japonais au Roi et l'oiseau de Paul Grimault et Jacques Prévert. "C'est impossible, en tant que Français, de ne pas faire le rapprochement quand on voit le roi des enfers de Ranking of Kings, mais je ne pense pas que ce soit quelque chose de conscient de la part de l'auteur." Sōsuke Tōka cite d'ailleurs One Piece, Berserk et Harry Potter comme ses modèles principaux.
Des références assumées aussi par WIT Studio dans son adaptation, qui a séduit par la qualité de son animation. "Le travail de WIT Studio est colossal. À chaque épisode, nous en avions plein les yeux. C'est savoureux à l'œil", s'enthousiasme le twittos @Lms. "La qualité de l’animation est dingue, avec une fluidité digne des grands films d’animation, un character design moderne", acquiesce Tony Mr P.
"Ça m'a fait le même effet que lorsque j'ai découvert les animations de Gainax à l'époque", abonde Anaïs Maamar. Idem pour Caroline Segarra: "On a regardé [la bande-annonce] plusieurs fois d’affilés, on n'y croyait pas. J'étais très heureuse de voir qu’une française, Claire [Launay], participait en tant qu'animatrice. Un petit bonheur supplémentaire!"
"À la base, je pensais même que c'était un long-métrage d'animation tellement la direction artistique me rappelait une production Ghibli et l'ambiance du jeu vidéo de rôle Ni no kuni", se souvient Djiguito, qui salue au passage la B.O. de Mayuko: "Les musiques collent à merveille. On y trouve des mélodies à la flûte qui correspondent à l'innocence de Bojji et des thèmes plus solennels et chevaleresques dans les moments épiques."
Pour Antoine, étudiant en animation 3D, "WIT Studio a réussi à garder une constance dans la qualité tout au long de la série, avec certaines fulgurances sur certains épisodes." Le plus apprécié chez les fans reste le deuxième. "Il nous raconte le passé d'Ombre, qui a été malmené durant tout son enfance, après la mort de sa mère", rappelle @Lms. "C'est l'épisode qui m'a le plus fait chaud au cœur."
"Alors que Bojji semblait jusque-là plutôt destiné à la solitude, il y a cette promesse d'amitié indéfectible qui se cristallise", complète Ahmed Agne. "On est tellement soulagé et content pour lui qu'on lâche une larme. "On comprend que Bojji et Ombre ont plus que des points communs et qu'ils étaient faits pour se rencontrer et pour vivre de grandes aventures", ajoute Djiguito.
"C'est très inspirant, car il va à l'essentiel"
Tous ont été frappés, surtout, par le décalage entre cette forme visuelle très chatoyante et le fond de l'œuvre, sombre et dur. "[Cet] univers de conte a priori enfantin va gagner en richesse et en profondeur au fur et à mesure tout en restant crédible. On a l'impression d'en avoir à peine effleuré la surface. Dans l’anime, tout cela est visuellement souligné par la magnifique direction artistique de Yuuji Kaneko", analyse Antoine.
L'épisode 21 en est la preuve, poursuit le jeune homme: "Il fourmille d'idées visuelles qui apportent beaucoup à la narration, notamment ces jeux sur les focales et les échelles." "C'est une véritable prouesse visuelle mettant en valeur la maîtrise technique du studio déjà au-dessus de la moyenne et très à l’aise avec les armes blanches et le contexte médiéval depuis SNK ou Vinland Saga", complète El Tooms.
Rien à voir avec le style rugueux voire naïf et enfantin de Sōsuke Tōka, qui peut rebuter à la première lecture. "Au début, j'ai été très surpris par le style très simpliste", concède @Lms. "Mais je m'y suis vite habitué en feuilletant les pages." Idem pour Djiguito et Antoine, qui louent le sens du cadrage et de la mise en pages de Sōsuke Tōka: "On comprend tout ce qui se passe à l'image. C'est très inspirant, car il va à l'essentiel."
Selon Anaïs Maamar, la réussite de la série animée est justement liée au style naïf du manga: "C'est cette simplicité de dessin qui a à la fois permis une telle qualité de design dans l'anime et a en même temps laissé la place aux artistes [de la série] pour créer une direction artistique aussi parfaite. Peut-être qu'on n'aurait pas eu une telle liberté créative dans l'anime si Sōsuke Tōka avait été un virtuose du dessin."
Ahmed Agne se souvient encore du "choc" ressenti lors de sa première lecture du manga de Sōsuke Tōka: "C'était pour moi un sacré vent de fraîcheur." Car si ce décalage entre le fond et le forme est assez courant en Occident dans des œuvres comme celles de Hergé ou de Franquin, il reste assez rare au Japon, à l’exception de The Promised Neverland.
Ce style atypique, qui a permis à Ranking of Kings de se distinguer, s’explique aussi par le parcours et la personnalité de Sōsuke Tōka: "C'est difficile de parler de Ranking of Kings sans parler de son auteur", expose Ahmed Agne. "Si le récit est à ce point en dehors des cases, c'est parce que l'artiste n'est pas du tout dans la norme du monde du manga."
Un parcours atypique
Sōsuke Tōka a grandi dans une famille hostile au manga, avec le rêve de devenir mangaka. Personnalité réservée, il a du mal à communiquer avec le monde extérieur, raconte Ahmed Agne: "Son intégration dans le milieu professionnel japonais a été très compliquée. Il a changé une dizaine de fois d'entreprise avant d'atterrir dans la société de design dans laquelle il est resté une dizaine d'années."
A 41 ans, il quitte son travail pour se consacrer au manga. Il se donne un an pour réussir. Il commence à publier Ranking of Kings en février 2017. Les audiences ne sont pas au rendez-vous. Il doit son salut à sa nomination dans la catégorie Web du prestigieux prix "Tsugi ni kuru manga", qui lui offre un coup de projecteur inattendu. Du jour au lendemain, il passe de 300.000 à 15 millions de vues.
Un grand éditeur le repère, et le fait signer. Même intégré au système, il continue cependant à dessiner sans assistant. Très secret, Sōsuke Tōka n'a pas dit à ses parents qu'il était devenu mangaka à succès.
"Ils pensent toujours que je suis un employé de bureau. Ils sont de la vieille école, du genre conservateurs, et n'ont aucune compréhension de l'industrie – ils ne voient pas le manga comme une carrière. J'ai peur qu'ils s'inquiètent pour moi s'ils découvrent que je vis en dessinant des mangas, je garde donc tout ceci secret", avait-il expliqué dans une interview accordée à Anime News Network.
Ce destin hors normes a ému les fans, qui souhaitent découvrir le manga principalement pour cette raison. "Malgré des critiques sur les réseaux sociaux, je suis très curieux de découvrir les fondations de cette histoire, qui aura forcément plus de choses à développer que l'anime", assure El Tooms. Et Tony Mr P de conclure: "Je ne suis pas sensible aux dessins du manga malheureusement, mais la belle histoire de son auteur me touche tellement… que j’ai envie de me plonger dedans, cela va être passionnant!"