TOUT COMPRENDRE - Pourquoi la réforme du corps diplomatique fait-elle polémique?

Des passants marchent devant des photographies de Frédéric de La Mure, exposées sur la façade du Quai d'Orsay le 23 juillet 2012 à Paris. - FRANCOIS GUILLOT / AFP
Publié le 17 avril au Journal officiel, le décret n°2022-561 "relatif au statut particulier des agents diplomatiques et consulaires" constitue un véritable séisme dans le monde habituellement feutré de la diplomatie française. Il s'inscrit dans la réforme de la haute fonction publique voulue par Emmanuel Macron, symbolisée par le remplacement de l'ENA par l'Institut national du service public en début d'année, et vient acter la mise "en extinction" des deux corps historiques de la diplomatie française.
Depuis le dévoilement des contours de cette réforme en octobre 2021, les diplomates du Quai d'Orsay, normalement caractérisés par une fidélité sans faille au pouvoir exécutif, multiplient les tribunes dans les médias pour dénoncer ce qu'ils jugent être la fin des diplomates professionnels. La publication du décret en début de semaine n'a fait que relancer la polémique. Sur Twitter, Jean-Luc Mélenchon a évoqué ce lundi son "immense tristesse" face à la "suppression du corps diplomatique".
• Que prévoit concrètement cette réforme?
Le décret publié dimanche au Journal officiel prévoit la mise "en extinction" des deux corps historiques de diplomates exerçant au Quai d'Orsay, à savoir les conseillers des affaires étrangères et les ministres plénipotentiaires.
Issus des rangs de l'ancienne École nationale d'administration ou du Concours d'Orient - un des plus sélectifs de la fonction publique - ces hauts fonctionnaires constituaient le fleuron de la diplomatie française, dont sont issus une multitude d'ambassadeurs.
800 employés du Quai d'Orsay sont concernés par cette réforme, sur les 1800 fonctionnaires de catégorie A que compte le ministère. En 2023, date à laquelle ces deux corps "mis en extinction" vont définitivement disparaître, les diplomates concernés vont rejoindre le nouveau corps des "administrateurs de l'État".
Ce dernier regroupera l'ensemble des fonctionnaires formés par le nouvel Institut national du service public. À leur sortie de l'établissement, les hauts fonctionnaires ne seront plus rattachés à une administration spécifique. Au contraire, ils seront invités, tout au long de leur carrière, à en changer régulièrement. Ainsi, un étudiant rejoignant le Quai d'Orsay à sa sortie de l'Institut national du service public sera par la suite invité à rejoindre le corps préfectoral, ou l'inspection générale des finances. Mettant fin aux diplomates de carrière.
Concernant les secrétaires des affaires étrangères, l'autre corps de diplomates français professionnels, ils ne sont pour l'instant pas appelés à disparaître, et leur recrutement se fera toujours par le biais d'un concours. Mais avec la disparition des conseillers des affaires étrangères et des ministres plénipotentiaires, leurs principales évolutions de carrière ont dorénavant disparu.
• Pourquoi suscite-t-elle l'inquiétude des diplomates français?
Depuis le dévoilement des contours de la réforme en octobre 2021, les diplomates français, ainsi que leurs prédécesseurs, ont multiplié les tribunes et les prises de parole pour dénoncer cette réforme, qu'ils accusent de venir mettre fin aux diplomates de métier.
"On ne s’improvise pas diplomate. C’est vraiment un apprentissage qui s’acquiert sur le terrain, au gré des affectations", s'est insurgé auprès de l'Agence France-Presse un ancien ambassadeur.
Car avec la création du corps des "administrateurs de l'État", un haut fonctionnaire pourra, durant sa carrière, tantôt être préfet, tantôt inspecteur général des finances, tantôt diplomate.
Inacceptable, pour les 150 jeunes diplomates qui ont signé une tribune dans Le Monde en novembre dernier. "La suppression de voies de recrutement dédiées au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères privera le réseau diplomatique français de talents précieux. (...) Parler avec la Russie, la Chine, l’Égypte, et, comme on l’a vu récemment, même avec des alliés proches comme les États-Unis ou l’Australie, nécessite de s’appuyer sur un réseau de femmes et d’hommes qui ont consacré leur vie à comprendre et analyser ces dynamiques", expliquent-ils.
Une analyse partagée par un collectif de sénateurs, qui a publié une tribune portant le même message dans Le Figaro en janvier. D'autres s'inquiètent de la perte d'influence de la diplomatie française avec cette réforme, alors que Paris possède le troisième réseau diplomatique au monde, derrière les États-Unis et la Chine.
"Nos adversaires se frottent les mains. Ils se demandent à quoi l’on joue. Et nos alliés, qui ont besoin d’interlocuteurs chevronnés, se demandent à qui ils parleront. C’est un risque que nous prenons avec nos ambitions en matière de politique étrangère", confiait en novembre à Libération Olivier Da Silva, permanent de la CFDT au ministère des Affaires étrangères.
• Comment se justifie l'exécutif?
Malgré le tollé que suscite la réforme depuis que ses contours ont été dévoilés, le gouvernement a décidé de publier le décret la concrétisant, en dépit du conflit qui se joue actuellement en Ukraine.
La logique qui habite cette refonte diplomatique entend venir secouer des carrières présentées comme trop linéaires, et également permettre de puiser dans des profils plus variés qu'auparavant, pour venir dynamiser la diplomatie française.
Cette volonté s'inscrit dans la réforme de la haute fonction publique, défendue bec et ongles par Emmanuel Macron, et déployée après la crise des gilets jaunes. En poussant les hauts fonctionnaires à connaître une carrière évolutive, Emmanuel Macron souhaite mettre fin au corporatisme et aux carrières à vie dans certains grands corps, comme il l'a déjà fustigé.
Dans une tribune parue dans Le Figaro en mai 2021, le Premier ministre Jean Castex justifiait la réforme de la haute fonction publique, en s'en prenant au système actuel.
"Les affectations, trop exclusivement parisiennes, sont en décalage croissant avec une République qui s’est à la fois décentralisée et déconcentrée. Aujourd’hui, hors Éducation nationale, 87% des effectifs de la fonction publique d’État exercent leurs missions dans les territoires, mais 92% des cadres supérieurs sont en administration centrale. Notre haute fonction publique pâtit aussi d’un déficit de diversité, le recrutement n’ayant pas suivi les évolutions de la société", écrivait-il.
Cette vision n'était cependant pas partagée par Jean-Yves Le Drian, l'actuel ministre des Affaires étrangères. "Ce n'était pas ma vision", avait-il écrit dans un courrier interne en novembre à propos de la réforme du corps diplomatique, comme l'indique Libération.
• Quel rapport entretient Emmanuel Macron avec le corps diplomatique?
Cette réforme, et les crispations qui ont suivi au sein du corps diplomatique, n'interviennent pas en terrain neutre. Depuis le début de son quinquennat, Emmanuel Macron a entretenu des relations plus ou moins conflictuelles avec les fonctionnaires du Quai d'Orsay.
Premier incident à l'été 2018. Emmanuel Macron souhaite que l'écrivain Philipe Besson devienne consul général de France à Los Angeles. Mais il est réputé proche du pouvoir. Il est à l'origine du livre Un personnage de roman, qui relate la campagne présidentielle de 2017 du chef de l'État. La nomination suscite l'indignation au Quai d'Orsay, si bien que la CFDT du ministère saisie le Conseil d'État. La juridiction administrative finit par annuler définitivement cette nomination le 27 mars 2019.
Deuxième accroche durant l'été 2019, à l'occasion de la traditionnelle conférence des ambassadeurs à l'Élysée. Face à un parterre de diplomates, le chef de l'État fustige un "État profond" au sein de la diplomatie française, accusant cette dernière de vouloir freiner la tentative de rapprochement initiée par Emmanuel Macron avec son homologue russe Vladimir Poutine.
Une attaque injustifiée, selon l'ancien ambassadeur Frédéric Baleine du Laurens, qui indique à Libération: "J’ai senti très vite que Macron n’aimait pas cette maison. C’est une erreur. S’il est un corps loyal, c’est le Quai (d'Orsay, ndlr). Je n’y ai jamais vu l’ombre d’une déloyauté".
En attendant de voir les effets au long cours de cette réforme controversée, les adversaires politiques d'Emmanuel Macron n'ont pas hésité à s'en emparer pour attaquer le président-candidat sur son bilan diplomatique.
Après l'"immense tristesse" de Jean-Luc Mélenchon, c'est Marine Le Pen qui s'est exprimée sur le sujet. "Présidente, je rétablirai un statut de diplomate fondé sur le mérite et l’intérêt national", a-t-elle indiqué.