
"Des mères bercent des bébés qu'elles ne peuvent plus nourrir": à Gaza, le récit d'une famine meurtrière
Ces scènes sont quasi-quotidiennes dans la bande de Gaza: des foules affamées, des femmes, des hommes, des enfants, s'agglutinent, tendant des casseroles et autres récipients pour obtenir un peu de nourriture. Pour espérer une ration de soupe ou un sac de farine, il a généralement fallu marcher des kilomètres pour se rendre au point de rendez-vous. Et y patienter de nombreuses heures.
L'humiliation et la prise de risque font partie du rituel pour avoir de quoi calmer un peu sa faim et celle de ses proches. Avec en arrière-plan: des ruines et le son presque incessant des bombardements israéliens.
Mais après plus de 21 mois de guerre, les Gazaouis craignent désormais davantage la faim que les frappes israéliennes qui pilonnent leur territoire. Ce mercredi 23 juillet, plus de 100 ONG ont mis en garde contre la propagation d'une "famine de masse" dans la bande de Gaza.
Quelque 2,4 millions de personnes y sont assiégées. Un blocus total imposé en mars par Israël, très partiellement assoupli fin mai, a entraîné de graves pénuries de nourriture, de médicaments et de carburant dans l'enclave palestinienne.
Une "grande proportion" de la population à Gaza meurt de faim, selon les termes employés ce mercredi par le directeur général de l'Organisation mondiale de la santé Tedros Adhanom Ghebreyesus.
"La faim n'est plus une sensation passagère"
Des ONG parmi lesquelles Médecins sans frontières (MSF), Médecins du monde, Caritas, Amnesty international ou encore Oxfam international ne peuvent que constater que "(leurs) collègues et les personnes (qu'ils aident) dépérissent". Les décès ne cessent d'augmenter, l'OMS parlant de la faim comme d'"un autre tueur, en plus des bombes et des balles".
Le 11 juillet, MSF relaie le terrible constat de ses équipes à Gaza: elles n'ont jamais enregistré autant de cas de malnutrition dans la région.
Après "quatre jours sans rien avaler, si ce n'est un peu d'eau ou du thé amer, sans sucre, ce dernier étant devenu plus rare qu'un diamant", raconte Riyad Rashwan, qui travaille pour le Secours islamique France à Gaza. Il rapporte ce que veut concrètement dire 'mourir de faim'.
"Mon estomac ne gronde plus, il s'est tu comme tout le reste autour de moi, il s'est habitué à l'absence, au néant", raconte-t-il dans une publication postée sur les réseaux sociaux.
"Ici à Gaza, la faim n'est plus une sensation passagère, c'est une douleur constante, un supplice lent, un fléau qui éteint des vies dans l'ombre du monde", écrit-il.
Les enfants, premières victimes de la malnutrition
"Mes enfants, eux aussi, ne pleurent plus. Ils n'ont plus la force. Ils ne courent plus, ne jouent plus. Le silence a remplacé leurs rires. Ils restent allongés, les yeux ouverts, fixant le plafond comme s'ils attendaient que le ciel s'ouvre et leur apporte une réponse", raconte également Riyad Rashwan dans un témoignage rare et terrifiant.
La situation est particulièrement préoccupante pour les plus jeunes. À Gaza-ville, le directeur de l'hôpital Al-Chifa, Mohammed Abou Salmiya, a alerté ce mardi sur des "niveaux alarmants de mortalité" dus au manque de nourriture: 21 enfants y sont morts de faim et de malnutrition en seulement 72 heures.
"Les bébés de moins d'un an souffrent d'un manque de lait, ce qui entraîne une perte de poids importante et une baisse de leur immunité", a-t-il expliqué.

"Des mères bercent des bébés qu'elles ne peuvent plus nourrir, priant que le sommeil les emporte avant que la faim ne les dévore", explique également Riyad Rashwan.
Des images nous parviennent ainsi, montrant de petits corps rachitiques, les yeux vides, parfois accueillis dans des conditions extrêmement précaires dans les rares hôpitaux encore fonctionnels de Gaza. En plus des blessés par les bombardements, voilà maintenant des enfants accablés par la faim.
En outre, la malnutrition généralisée chez les femmes enceintes, additionnée au mauvais état des installations sanitaires, entraîne de nombreuses naissances prématurées. Dans un communiqué, une médecin de MSF explique ainsi que son unité de soins intensifs néonatals est "surchargée, avec quatre à cinq bébés partageant une seule couveuse".
D'après l'OMS, "le taux de malnutrition aiguë globale dépasse 10%, et plus de 20% des femmes enceintes et allaitantes ayant fait l'objet d'un dépistage souffrent de malnutrition, souvent sévère". Des chiffres qui sont considérés comme sous-estimés.
"Je risque ma vie pour leur apporter un sac de farine"
Pour les 2,1 millions de personnes coincées à Gaza, aller chercher des vivres est de plus en plus difficile dans ce territoire détruit par bientôt deux années de bombardements. "L'accès à l'eau est tout aussi difficile, qu'il s'agisse d'eau douce ou d'eau salée", raconte Youssef Hassouna, journaliste à l'AFP. "Les enfants doivent faire la queue pendant quatre, cinq, six ou même sept heures pour aller la chercher", dit-il.
En dehors des distributions organisées, les Gazaouis doivent se débrouiller. "Des pères cherchent, fouillent les ordures, pas pour de l'or, mais pour un morceau de pain moisi, une poignée de riz, un espoir", relate Riyad Rashwan, du Secours islamique France.

Et cette quête d'une maigre denrée se fait à leur risque et péril. Mohamed Abou Jabal, un déplacé palestinien à Beit Lahia (centre), s'est cogné la tête contre une roue de camion lors d'une distribution. "C'est la souffrance pour nourrir mes enfants. Je risque ma vie pour leur apporter un sac de farine", déplore le père de famille.
Là, des dizaines de Palestiniens courent derrière un grand camion plateau transportant des sacs de farine et circulant sur une route, selon des images de l'AFP. Des hommes montent à bord et s'emparent de sacs ou se les arrachent dans une scène chaotique.
"Nous sommes en train de mourir, ayez pitié de nous, nous voulons manger", implore Mohamed Abou Jabal.
"Nous dormons l'estomac vide, nous avons faim! On n'en peut plus", lance un autre Palestinien un sac de farine sur le dos.
"La famine frappe à toutes les portes" à Gaza, a martelé ce mardi le patron de l'ONU Antonio Guterres. Plus personne dans l'enclave palestinienne n'échappe au manque de nourriture.
"La faim est plus forte que la peur des bombardements"
Ce calvaire est notamment partagé par le peu de journalistes encore présents sur place. Entre faim extrême, manque d’eau potable et fatigue physique et mentale, les journalistes ont de plus en plus de difficultés à couvrir la guerre.
"Je dois porter du matériel lourd, marcher des kilomètres (...). On ne peut plus se rendre sur les lieux de reportage, on n'a plus de force à cause de la faim", raconte Omar al-Qattaa.
Ce photographe de l'AFP dépend d'antalgiques pour soulager des douleurs dorsales, mais explique que les médicaments de base sont introuvables, tandis que le manque de vitamines et d'aliments nutritifs aggrave encore sa situation.
Pour le journaliste Eyad Baba, 47 ans, déplacé du sud de la bande de Gaza vers Deir el-Balah, où l'armée israélienne a lancé une offensive terrestre cette semaine, "la douleur de la faim est plus forte que la peur des bombardements".

Des stocks d'aide disponibles bloqués par Israël
Pourtant, l'aide humanitaire existe. En visite début juillet à Gaza, le directeur du Programme alimentaire mondial (PAM), Carl Skau, a parlé de "la pire situation" qu'il ait jamais connue. "Un père que j'ai rencontré avait perdu 25 kilos en deux mois. Les gens meurent de faim alors que nous avons de la nourriture juste de l'autre côté de la frontière", avait-il déploré.
Des tonnes de denrées s'entassent aux portes de la bande de Gaza, notamment à Kerem Shalom, près de la frontière avec l'Egypte.
Après avoir assiégé Gaza au début de la guerre, Israël a imposé au territoire un blocus total début mars, très partiellement assoupli fin mai. Chaque camion qui entre dans l'enclave doit avoir reçu une autorisation israélienne au préalable.

"Juste à l'extérieur de Gaza, dans des entrepôts, et même à l'intérieur, des tonnes de nourriture, d'eau potable, de fournitures médicales, de matériel d'hébergement et de carburant restent inutilisées, les organisations humanitaires étant empêchées d'y accéder ou de les livrer", ont affirmé plusieurs ONG dans un communiqué ce mardi.
L'agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (Unrwa) dit avoir des stocks pour nourrir les plus de deux millions d'habitants de Gaza pendant plus de trois mois, mais qu'elle n'est pas autorisée à les acheminer dans le territoire.
Explosion des prix des rares denrées restantes
Conséquence: "les prix sont exorbitants", déplore Ahlam Afana, journaliste à l'AFP à Gaza. "Le riz coûte 100 shekels (plus de 25 euros), le sucre dépasse les 300, les pâtes 80, un litre d'huile entre 85 et 100. Les tomates se vendent entre 70 et 100 shekels. Même les fruits de saison -raisins, figues- atteignent 100 shekels le kilo", détaille la trentenaire.
"Nous ne pouvons pas nous le permettre. Je ne me souviens même plus de leur goût".
Le Programme alimentaire mondial (PAM) a indiqué début juillet que le prix de la farine pour le pain était 3.000 fois plus élevé qu'avant la guerre.
Ahlam Afana souligne une autre difficulté: une épuisante "crise de liquidités", liée à des frais bancaires exorbitants et à une inflation galopante sur les rares denrées disponibles, vient aggraver la situation. Les retraits en liquide peuvent être taxés jusqu'à 45%, tandis que le prix des carburants explose, là où on en trouve, rendant tout déplacement en voiture impossible.

Mourir en tentant d'obtenir de l'aide
Les rares denrées encore disponibles peuvent être obtenues lors de distributions d'aide humanitaire. Mais elles sont d'autant plus rares depuis la mise en place du blocus total par Israël. Surtout, elles sont désormais notamment organisées par la Fondation humanitaire de Gaza (GHF), une organisation au financement opaque soutenue par les États-Unis et Israël.
L'ONU a accusé l'armée israélienne d'avoir tué à Gaza depuis fin mai plus de 1.000 personnes qui cherchaient à obtenir de l'aide, en grande majorité près de centres de GHF.
L'armée israélienne "doit cesser de tuer des personnes aux points de distribution" d'aide à Gaza, a également affirmé la cheffe de la diplomatie de l'Union européenne, Kaja Kallas.
L'ONU reproche notamment à GHF d’avoir "mis en place des sites de distribution non sécurisés, exposant la population à des tirs et des bombardements". Et elle dénonce le fait qu'"Israël interdit toujours aux organisations humanitaires de procéder elles-mêmes à des distributions".
Selon Aitor Zabalgogeazkoa, coordinateur des urgences de MSF à Gaza, les quatre sites de distribution de GHF, "tous situés dans des zones entièrement contrôlées par les forces israéliennes après que les habitants en ont été déplacés de force, ont la taille d'un terrain de football et sont entourés de postes d'observation, de talus de terre et de barbelés. Leur entrée clôturée ne permet qu'un seul point d'accès".
"Si les gens arrivent trop tôt et s'approchent des points de contrôle, ils se font tirer dessus. S'ils arrivent à l'heure, mais qu'il y a trop de monde et qu'ils sautent par-dessus les talus et les barbelés, ils se font tirer dessus ", a déploré Aitor Zabalgogeazkoa. "S'ils arrivent en retard, ils ne devraient pas être là car c'est une 'zone évacuée', ils se font tirer dessus", a-t-il ajouté.
L'agence de presse AP a récupéré des images montrant des centaines de personnes entassées entre des grillages, se bousculant pour obtenir des denrées alimentaires au milieu du bruit des balles, des grenades assourdissantes et des gaz lacrymogènes.
Sur une vidéo, on entend l'un des Américains dire qu'il a organisé une "démonstration de force" avec les chars israéliens. "Je crois que tu en as touché un", dit ensuite l'un d'eux. Puis un cri retentit: "Putain, ouais, mon garçon!"
Les civils constamment déplacés
Autre facteur qui accentue aussi la famine et la difficulté de trouver des vivres: les incessants déplacements des populations. Depuis le début de la guerre, en plus de pilonné le territoire, Israël émet régulièrement des ordres d'évacuation dans la bande de Gaza. Selon le Bureau des affaires humanitaires des Nations unies (Ocha) , 87,8% du territoire de Gaza sont désormais soumis à un ordre d'évacuation israélien ou inclus dans une zone militarisée israélienne.
Récemment, c'est la zone de Deir al-Balah que l'armée israélienne a demandé d'évacuer. Selon l'Ocha, entre 50.000 et 80.000 personnes se trouvaient dans ce secteur.
Des familles entières se sont alors mises en route, transportant leurs affaires à bout de bras ou sur des charrettes tirées par des ânes en direction du sud, selon des correspondants de l'AFP sur place.
Cet ordre d'évacuer un "nouveau coup terrible" pour l'aide, a estimé ce dimanche l'Ocha.
Les déplacements y sont devenus "très, très difficiles", raconte Youssef Hassouna, journaliste de l'AFP. "J'avais l'habitude de changer de chaussures tous les six mois", mais maintenant, "j'use une paire tous les mois".